Cinq jeunes, des rires alcoolisés, une rivière vorace. Derrière la nuit débraillée, l’ombre de Samuel plane. Entre défi et dévastation, l’été s’effondre. Oserez-vous plonger ? Un texte vénéneux, écrit par Elsa Escaffre.
Crédit photo : © Elsa Escaffre
Je le vois dans leurs yeux.
La surprise. Chassée par le mépris.
Même sous mes paupières à moitié fermées, les yeux rougis par cette nuit sans sommeil.
Notre nuit débraillée, poisseuse qui vient tartiner leur face de touristes.
À quelques kilomètres du village, les mamies arthritiques, les mioches braillards, les clébards sans laisse et les joggers en lycra se partagent la voie verte qui longe la rivière.
La mairie a aménagé ce coin depuis.
C’était il y a deux ans.
Je vois bien qu’ils nous toisent.
Une bande de jeunes défoncés en plein après-midi ça fait tache dans le décor. Ça leur pète un peu la promenade digestive dans un cadre champêtre et idyllique promis par le panneau d’affichage posé à l’entrée du chemin.
On redescend les gars, c’est pas Yellowtsone ici.
Ce serait plus Twin Peaks ou Fargo à la limite.
Je ne dis rien.
Même si j’ai envie de leur cracher à la gueule ou de leur bouffer les mollets comme un chien enragé.
J’ai déjà du mal à me tenir droite.
Je me crois immobile, mais je vois bien que le contenu de mon verre tangue dangereusement au bout de ma main où le cul d’une cigarette, éteinte, grise, pendouille.
Ils me dégoûtent en fait.
À marcher là, propres, sages. Le poulet du dimanche pas encore tout à fait liquéfié dans leur bide engoncé dans un short Quechua.
Vautrés dans leur petite vie calme et tranquille.
À nous prendre pour des cassos, des ratés, des assistés qui n’ont rien d’autre à faire que de cramer leurs journées en beuveries à rallonge.
Ils ne savent rien.
Rien du tout.
Rien de ce trou, encore moins de cette putain de rivière qui ne chante pas du tout.
Qui enrage, qui hurle, qui s’en fout surtout.
Ils ignorent tout.
Que c’est elle la seule capricieuse ici.
Qu’elle détruit tout ce qui passe entre ses bras.
✢
La « Golut’ ». C’est comme ça qu’ils l’appellent ici. C’est pas sur les GPS, ça. Pas le nom qu’on voit écrit en blanc sur panneau noir au-dessus du pont si étroit qu’il n’y passe qu’une seule voiture à la fois. Non, la « Golut’ », c’est dans la bouche des vieux qui passent leur journée le cul sur une chaise, à rouler leur jeunesse perdue entre leurs dents gâteuses.
La goulue, la vorace. Cette petite bâtarde. On dirait qu’elle aussi veut se casser d’ici. Qu’elle tambourine à toutes les berges pour se faire la malle.
Tu m’étonnes. Y’a rien à braquer ici. Tout le monde s’est barré dès qu’il a pu. Et nous, on suivra la même voie. La N13 ou l’A6 en direction de N’importe-où-sauf-ici.
Sinon, on finira entre les quatre murs d’un pavillon de lotissement, à chialer sur la facture de gaz de décembre, sur les gamins intenables et sur les voisins qui se tapent de gigantesques barbecuites chaque week-end depuis avril.
Un hoquet me renvoie les vapeurs de rhum noyées ...