Ma valise est énorme et de plus en plus lourde. Gare de Lyon. J’attends le prochain train dans le premier café, et les tables sont stables et les manteaux sont longs et les cheveux sont lisses. J’ai trop de sacs. Rien de symétrique. Assise, je dérange, les gens râlent en poussant ma chaise. Debout, je remue, pharmacie, parvis de gare, mauvais hall, en avance, oublié d’acheter du riz, faux départ, en retard. Toujours quelque chose colle, qui suinte à l’intérieur. Une glu dans l’immobile.
Je ne veux pas rentrer chez moi. Dans le cœur ça convoque l’enfance et pourtant quand j’y réfléchis, petite je ne voulais pas partir, pas dormir chez les copines. La peur du noir, ça oui. La peur de la nuit. Dans le mouvement ça va mieux, dans le mouvement, tout va mieux.

Je ferme derrière moi le grand portail en fer d’une maison dans la Beauce dont le jardin est une ville et la ville une absence. Devant mon mastodonte aux faux airs de valise, six sacs de taille normale accompagnent des sourires et des présentations. J’arrive en résidence, on appelle ça comme ça. On se retrouve à plusieurs auteurices en un seul et même lieu, dans ce lieu on recherche, on écrit, on fabrique si on peut. En un certain sens, ça ressemble aux vacances, à cette bizarrerie d’août où on va quelque part pour faire toustes ensemble ce qu’ailleurs on fait seul·e. On voit les mêmes choses, on entend les mêmes choses, on bouffe presque la même chose, et quand on se sépare on se ressemble un peu. On emporte avec nous des petits bouts de ce lieu-là jusque dans d’autres lieux et alors c’est un fleuve plutôt qu’un marécage, ça colle moins, ça ne colle pas. Dans le mouvement, tout va.

Résidence : Fait de demeurer habituellement en un lieu déterminé ; cette habitation elle-même : résidence principale, résidence secondaire. Vraiment ?
Enfant, je me demandais souvent où se rangent les souvenirs, et si c’était pour ça qu’il y a des grosses maisons et puis des gens pleins de sacs. Habiter ici, être demeuré·e là. Je voulais tout consigner, je rangeais ma vie dans des carnets, mes carnets dans des sacs, autrement ça déborde et on n’a plus la place, si j’avais pu les jeter dans l’éternité tout de suite je l’aurais fait.

Les nuits sont glaciales, le ciel à découvert. Je n’ai jamais fait de résidence sans qu’on voie les étoiles. Les matins, brume épaisse, je traverse la maison, je regarde les chaussures de ces presque-inconnu·es et je les affectionne, je me demande où elles ont marché. Le soleil se montre juste avant le déjeuner, on enlève tous nos pulls et on essuie le givre et c’est encore l’été. Tout à coup M. demande : c’est quoi votre souvenir le plus heureux ?

Silence. Comment dit-on la joie ? Par quelle obligation la joie c’est la bêtise ? Dans les livres, on aime lire : une joie contenue. On prend : il esquisse un sourire et pleure une fois chez lui. On jette : elle s’esclaffe puis elle rentre et elle danse toute seule (mal). Lui on le comprend, elle on la juge. Elle est là quelque part, la parole de notre joie ; mais c’est avec la honte. De toutes mes joies d’enfant je garde aussi les hontes alors je les oublie. Je fouille dans ma mémoire, je me souviens très bien de toutes ces questions-là sur les souvenirs des autres, mais mes images à moi — j’ai dû jeter les carnets dans un déménagement.


L. répond. Il dit quelque chose comme : je devais avoir huit ans, j’étais à la campagne, je marchais dans un champ et il y avait du brouillard, j’ai jamais connu autant de brouillard, on ne voyait plus rien, j’ai mis la main devant moi et je ne la voyais plus, je ne voyais plus ma main. Il ne donne pas d’endroit précis. Il dit peut-être le mot interdit, il dit peut-être : la joie.

Adulte, un médecin m’a dit : si vous avez un sac trop lourd, je ne le mettrai pas sur mon dos, mais j’enlèverai une pierre coincée à l’intérieur.

On achète des bonbonnes. Ici c’est le Loiret, le manganèse, le CVM. Les PFAS. Chez Radio France, un interviewé dit : « l’eau était parfaitement noire ». On lit aussi, plus tard : « À cause d’un plastique de moins bonne qualité qu’aujourd’hui, ce CVM classé cancérogène certain peut causer des cancers du foie. Comble du scandale, selon un document de l’Agence régionale de santé (ARS), il avait été détecté ponctuellement dès 2014 dans l’eau, mais le premier courrier d’alerte n’est arrivé qu’en 2023. »

Dehors, la ville est muette. La campagne est rase, les champs sont à plat, la route est vide. En courant tout à l’heure, j’ai eu des impressions de déserts américains. On pourrait dire pas âme qui vive mais je crois que c’est le contraire, je crois qu’il n’y a que ça. Une terre d’âmes. Comment attrape-t-on les souvenirs de celleux qui ne les racontent pas ? Les laitues font la gueule, un monticule de terre et au loin, une usine. Et puis, passé le portail, c’est une île et un monde ; l’eau des bidons est nette et les repas se suivent et les soirées s’arriment et comme dans l’immersion l’avant et le pendant se brouillent. Depuis combien de temps vis-je ici ? Un enchantement d’enfant me monte comme dans un film. C’est toujours un peu fou, autant de morceaux d’histoires que de personnes présentes, et l’espace de les dire. Raconter c’est faire lire. Que faites-vous de vos souvenirs ? À quel endroit les rangez-vous ? Devant la grange les feuilles s’accumulent, caduques, elles tombent comme ça. Hier à 19h il a fait nuit d’une traite et je ne l’ai pas vu venir.

T., mon repère de Sarzeau, est parti filmer une abbaye. Je n’ai plus son appareil photo et L. me prête son caméscope. Il tient dans une seule paume et l’image a des airs de 2000. Sur la route vide au milieu des champs, dans ce pays plat entouré d’usines grises, j’ai tout à coup l’envie de ne plus prendre de photos qu’avec des appareils qui ne sont pas les miens.


Je marche. Je voudrais une vie pour marcher. D’un enfant qui part en courant, on dira qu’il s’est sauvé. Ne pas rentrer. 45260, Loiret : les bandits de la départementale D2152. Je me marre toute seule. Je me marre et dans ce monde en jachère l’euphorie de la fuite s’immisce, la joie revient comme une pointe, un petit fil tendu dans le thorax. La peine enveloppe, la joie transporte. Marcher toujours. Derrière les barreaux d’une terrasse, un chien passe la tête, on se salue puis il se met à aboyer, agressif tout à coup, il gueule sans s’arrêter. Il m’engueule et il a raison, même dans le mouvement ça colle : marcher la joie aux yeux sur une route désolée. En boucle, je me demande comment on lutte. Si la joie est une lutte. Un jour je pense que oui et le lendemain, que non. Comment luttez-vous ?

Devant moi, deux pylônes électriques au beau milieu d’un champ. Je les prends en photo et tout à coup je ne sais pas, tout à coup une petite poussière doit se balader devant le capteur ; la mise au point ne se fait plus. Le caméscope voit double. Le champ en rase campagne, et tout autour de lui un brouillard pas possible, à ne plus voir sa main si on la met devant soi. Dans la paume de ma main le caméscope, tout seul, décide de sa mémoire. Du haut de ses années 2000, à l’envers de la route, il se rend un hommage. Que faites-vous des souvenirs des autres ? Que faites-vous des petites poussières qui se baladent devant leurs capteurs ?