Avez-vous déjà couché avec un fantôme ? L’expérience décontenance. Ni peau, ni tissu. Peu de chose à étreindre. Une simple présence incertaine qui laisse, au réveil, sur le corps, quelques traces. Et si c’était un rêve ? Il devient difficile de penser à autre chose. Les fantômes vous offrent des nuits qui hantent. Pour ce Dimanche Rose, laissez à la mort le plaisir de vous prendre.
Je vis un rêve éveillé, ce genre d’instant sur lequel le temps n’a pas de prise. Le monde s’éclipse, il ne reste plus que nous deux sur terre, deux êtres en parfaite communion. Elle passe la main dans sa longue chevelure couleur de nuit, comme ses yeux en amande emplis d’étoiles, comme sa robe d’une idéale sobriété, et repose son verre d’un geste délicat. Il est vide. Le Sancerre s’en est allé tout comme les mots, devenus superflus. Il ne reste que son regard dont l’iris sombre brûle de la plus éloquente des flammes. Je lui demande si l’on reprend à boire ou si elle préfère qu’on y aille. Son sourire répond pour elle.
Il pleut en abondance, nous nous abritons sous l’auvent d’une boutique au coin de la rue. Elle frissonne, nos corps se rapprochent. En début de soirée, nous étions de parfaits inconnus qui avaient à peine échangé quelques mots sur une messagerie en ligne. Entre-temps, elle m’avait parlé de son enfance à Beyrouth, des bombes sur le chemin de l’école, des disques des Floyd ou de Sabbath écoutés avec son père, secrètement agrémentés d’un doigt de whisky, de ses amis restés là-bas avec qui elle faisait la fête comme pour la dernière fois à chacun de ses retours. Son regard m’enveloppe tout entier comme une nuit d’été à la belle étoile. Son corps pressé contre le mien m’électrise. Je me sens comme la corde d’un arc, tendu à tout rompre. Le temps d’un instant flottant, je caresse doucement sa joue. Mon cœur s’affole tandis que nos visages se rapprochent, nos lèvres se cherchent avant de s’unir. Nos baisers ont conservé la fraîcheur piquante du vin blanc et nos langues, la douceur des fruits mûrs.
— Qu’est-ce que tu as envie de faire maintenant ? On peut aller boire un dernier verre ailleurs ou bien nous promener.
Elle tend sa main, récolte de grosses gouttes de pluie et me sourit.
— Si tu aimes prendre l’eau, fais-toi plaisir. Mais nous réfugier sous ma couette, c’est aussi une option.
*
Je l’attends, assis sur un coin de son lit. Son appartement est petit et coquet. Ses murs blancs s’ornent de sérigraphies vintages : affiches de concerts de Jefferson Airplane, du Velvet Underground et de films de la Nouvelle Vague. Sur une unique étagère, un vase en forme de crâne transparent déborde de fleurs séchées, de beaux livres sur l’art, l’architecture et les vieux films d’horreur de série B, une petite collection de boîtes à musique et un présentoir à bijoux bien garni. Avec ma chemise blanche froissée et mon pantalon détrempé, je détonne dans ce coquet univers de poche. Je la vois bientôt revenir et je repense aux paroles d’une amie « tu penses l’avoir séduite, mais si sous ses vêtements, elle porte des dessous coordonnés, c’est elle qui t’a eu. » Elle a revêtu une combinaison noire ornée de dentelles qui souligne ses courbes généreuses et dévoile suffisamment de ses charmes pour affoler mon imagination. Je reste immobile à la fixer un long moment comme pour l’inscrire sur ma rétine, comme un enfant idiot fixe le soleil à s’en brûler les yeux. Elle se jette sur moi, nous rebondissons sur le matelas trop mou, sa bouche collée à la mienne, nos dents s’entrechoquent. Nous rions doucement. Notre étreinte est maladroite comme peuvent l’être deux corps qui se découvrent. Nos caresses se font effleurements et nos baisers se cueillent du bout des lèvres. La langueur de nos gestes étire le temps jusqu’à la rupture. Nous retardons. Ma langue court sur sa peau dont je veux goûter la moindre parcelle. Elle souffle son désir dans le creux de ma nuque et me demande si j’ai des capotes. Elle ne tient plus. Je traverse son appartement, mon cul pâlichon scintille dans le noir comme une lune empressée. Je trouve dans mes affaires la boîte convoitée et reviens au lit pour dérouler maladroitement l’étui de latex sur mon sexe en érection. Elle me guide en elle avec une impatience gourmande. Une fois ses lèvres traversées, je sens une extase savoureuse me parcourir. Son souffle s’accélère, elle soupire dans mon oreille. J’effectue de doux aller-retour, je la sens se tendre sur moi. Elle saisit mes fesses et me pousse plus profondément en elle, je la laisse m’envelopper avec volupté. Elle me demande d’accélérer, elle veut me sentir plus fort. Je m’exécute. Mais ce n’est pas encore suffisant pour elle.
« Je veux sentir ta force », gémit-elle. Ses désirs sont des ordres. Elle a l’air d’apprécier, mais ça n’est toujours pas suffisant. Son sommier grince furieusement et son lit craque comme s’il allait céder sous la pression de mes hanches. J’ai chaud, ma sueur coule sur son visage, elle en rit, lape les gouttes salées à même mes joues. Mon cœur s’emballe sous le coup de cet effort qui ne me paraît pourtant pas si inhumain. Je commence à avoir des crampes, je perds mon souffle. Pour oublier la douleur, je fais de mon corps une machine infaillible, un marteau-pilon. Je me suspends à ses soupirs, je guette son plaisir, l’orgasme qui me libérera de ma condition de forçat.
— C’est bon, tu peux t’arrêter.
J’immobilise mes hanches, mais demeure en elle.
— Retire-toi ! Tu n’es pas avec moi, tu es ailleurs.
— Tu m’en veux ?
— Mais non, je ne t’en veux pas. Je suis juste déçue. On avait si bien commencé, mais là tu n’es plus qu’un robot désincarné. Autant me taper mon vibro à ce compte-là.
— Tu veux que je t’aide à finir ?
— Non. Tu m’insupportes avec ta fausse prévenance. Si tu étais sincèrement attentionné, tu serais là avec moi et pas ailleurs, avec une autre ou je ne sais où.
Je m’apprête à m’excuser, mais la virulence de son regard m’en dissuade. Je la fais disparaître en éteignant la lampe de chevet. Elle se roule dans son coin, un gouffre nous sépare. Mais quelques instants plus tard, elle revient se lover contre moi. J’ai perdu l’habitude de dormir avec quelqu’un alors je peine à m’assoupir. Je me repasse le fil de cette soirée rêvée malgré une fin en demi-teinte. Elle a raison, mon corps étreignait le sien, mais mon esprit était ailleurs. Auprès de Margaux, d’Élise, de Coralie, reposez en paix pauvres relations parties trop tôt.
Une caresse de plume au creux de ma paume me réveille. Je ne m’étais même pas rendu compte que le sommeil m’avait gagné. Elle se colle à moi, je sens son corps se tendre. Je cherche ses lèvres dans la nuit, c’est elle qui trouve les miennes. Ses caresses se précisent dans la zone de mon bas-ventre. Elle saisit mon sexe raidi, commence à le masturber et m’ordonne d’enfiler une capote. Je farfouille sur la table de chevet, fais tomber deux livres dans l’opération, vide le contenu de la boîte de préservatifs sur le sol avant de dénicher l’étui tant désiré. Une fois dûment protégée, elle se met à califourchon sur moi. Les mains posées sur ma poitrine, elle me plaque sur le matelas. Il n’y a plus la moindre douceur dans ses gestes quand elle me dirige en elle et démarre ses va-et-vient le long de mon sexe. Elle me martèle de son bassin dans un claquement mat et crescendo de tambour de guerre.
— Qu’est-ce que tu fais ? Je lui demande d’une voix rauque.
— À ton avis ?
— Je sais bien, mais pourquoi comme ça ?
— Parce que je veux que tu sois là, avec moi, quitte à t’arracher de force à tes fantômes.
Elle rejette la tête en arrière, clôt ses paupières et commence à gémir doucement. J’ondule mon bassin en m’efforçant de suivre ses mouvements, mais elle me commande d’arrêter. Elle accélère de plus belle, elle me pilonne comme un théâtre de guerre, puis elle se tend entièrement et se relâche tel un arc qui expulse sa flèche. Elle s’allonge sur moi, la joue contre ma poitrine.
— Tu n’as toujours pas joui, constate-t-elle après quelques instants de silence.
— Je crois que j’ai oublié ce que ça fait quand deux corps se connectent.
— Je pense surtout que tu es empêtré dans ton passé. Je peux le voir dans ton regard, les blessures anciennes, cette solitude poisseuse qui englue d’anxiété le moindre de tes gestes.
Je ne sais pas quoi lui répondre. Je réalise qu’elle a raison et je déteste me sentir aussi vulnérable.
— Ne te tracasse pas, me console-t-elle en effleurant ma joue du dos de sa main, j’adore les petites choses fragiles et les grands brûlés des sentiments.
*
Le lendemain matin, nous nous sommes embrassés une dernière fois sur le pas de sa porte. Je lui ai dit « à très vite ». Les paillettes d’or qui émaillaient son iris sombre firent éclore des nuées de coléoptères au creux de mon ventre. Et après ? Plus rien. Baisser de rideau. Silence radio. Dans la semaine qui suit, je lui envoie deux messages qui restent lettre morte. Comme je n’ai jamais été d’une nature très combattive, je reprends le cours de mon existence. Je constate avec un certain fatalisme que ma routine ne m’avait jamais semblé aussi terne, comme si le monde délavé avait perdu ses couleurs. Je me surprends souvent à repenser à cette soirée rêvée. Je me languis de ce sentiment grisant d’avoir, pour un court moment, échappé à la marche implacable du temps. Mais il finit toujours par reprendre ses droits. Les nuits, surtout, me paraissent interminables. Lors de l’une de ces poches de solitude passée devant ma télévision, je regarde sans vraiment les voir une bande de trentenaires prétendre être des adolescents victimes de leurs atermoiements amoureux.Je me demande si un jour quelqu’un viendra me sauver de l’ennui quand la dalle noire de mon téléphone s’illumine pour afficher un message que je n’attendais plus.
« C’est la pleine lune ce soir. J’ai envie de te bouffer » suivi d’une adresse.
Sans même y réfléchir, j’ai déjà commandé un VTC qui aurait tout aussi pu être un tapis volant ou les plumes d’argent d’un cygne de conte de fées. Après trente-cinq interminables minutes, j’y suis enfin. Je ne reconnais pas l’immeuble ni même le quartier. Cela ne m’empêche en rien de sonner à l’interphone, elle me fait monter sans attendre. L’appartement est plus grand et plus meublé que celui de la dernière fois, et les murs s’ornent de photographies d’un couple d’inconnus. Elle m’explique qu’elle garde le chat d’amis à elle pendant leurs vacances, mais je ne vois ni félin, ni litière, ni croquettes nulle part. Mais ça ne fait rien, car elle est déjà en train de me dévorer la bouche. Nous traversons l’appartement, nos langues toujours collées, jusqu’à la chambre où elle me pousse sur le lit. Elle m’ordonne de me déshabiller avant de se jeter sur moi. Elle me mord la lèvre, me mord l’épaule, m’enlace de toutes ses forces et me griffe le dos. Puis elle empoigne mes fesses et je sens ses doigts fureter autour de mon anus. Elle tente de me pénétrer, sans ménagement. La douleur est intense, j’ai l’impression de me déchirer. J’arrache sa poigne de mon postérieur, elle me mord le téton en représailles, je crie. Elle me pousse en arrière, je bascule sur le matelas ferme.
Elle me lance une capote dont l’étui doré brille comme un sou dont elle m’aurait fait l’aumône. J’ouvre l’emballage avec précaution et enfile mon soulier de vair, Cendrillon en érection. Elle se met à califourchon sur moi, les mains posées sur ma poitrine. Elle se frotte contre mon bas-ventre, l’humidifie en abondance puis elle me prend en elle et commence ses va-et-vient à la force de ses hanches. Je la sens coulisser sur moi, un sentiment extatique m’envahit. Elle accentue sa pression à un point tel que je crains qu’elle ne m’enfonce la cage thoracique. Ses mouvements se font plus amples et plus rapides. J’essaie de me redresser pour l’embrasser, mais elle me maintient cloué au matelas. Elle me saisit les mains et les soulève. Je comprends qu’elle veut s’en servir comme appui, je bande mes biceps pour la soutenir. Elle pivote son bassin selon un angle qui sied mieux à son plaisir. J’essaie d’accompagner son mouvement, mais elle m’immobilise d’un ordre sec. Nos bas-ventres s’entrechoquent, la repousse rêche de ses poils pubiens me râpe douloureusement l’aine. La tête en arrière, les yeux clos, elle est ailleurs, entièrement tournée vers sa propre extase. Ses mouvements se font de plus en plus violents, la pression sur mes bras tendus, plus insoutenable. Elle halète, gémit, de plus en plus vite, de plus en plus fort, jusqu’à crier, les fenêtres ouvertes dans cette nuit d’été. Et puis elle jouit, à m’en déchirer les tympans, à m’en briser les hanches. Une fois qu’elle a terminé, elle me retire brusquement d’elle et quitte la chamb...