Fårö,de Daphné Tamage, est le douzième ouvrage de notre collection “Vrilles“. Une jeune femme embarque pour Fårö, une île de la mer Baltique, où le cinéaste Ingmar Bergman a tourné ses plus grands films et fini sa vie. Mais, sur place, le fossé entre les aspirations esthétiques de la narratrice et la rudesse du quotidien n’en finit pas de se creuser.
Voici le début pour vous donner envie de le découvrir!
Dans le 15e arrondissement, les entreprises de pompes funèbres sont regroupées principalement autour des rues Lecourbe, Convention, et Émile Zola que j’étais en train de parcourir, assez vivante, quand je me suis retrouvée nez à nez avec une affiche rétroéclairée de l’acteur Willem Dafoe, le supervilain des films de super-héros, bizarrement accroupi, accompagné de la phrase Comment m’habiller pour me sentir moi-même ? D’autres publicités ont défilé de bas en haut, trois secondes chacune sous le plexiglas, entre les opérateurs funéraires L’autre rive et Agence Zola ; une réclame pour une perceuse, pour de l’eau minérale des volcans, et Willem Dafoe est réapparu. Comment t’habiller pour te sentir toi-même, tête de con ? J’ai rectifié : tête de con était une insulte sexiste, j’en ai formulé d’autres devant la perceuse, l’eau minérale, devant lui encore tandis qu’à ma droite des endeuillés poussaient la porte de L’autre rive, et je me suis dit que d’accord, j’avais de la chance d’être là, de respirer, qu’il ne fallait pas se mettre dans des états pareils pour si peu, mais que Dafoe, lui, pouvait bien crever.
Quelques années plus tôt, Salomé et moi avions convié famille et amis pour inaugurer notre colocation de la rue Sans Souci, juste à côté de l’ancien atelier de
Rodin à Ixelles, dans un quartier que je n’aimais pas trop. Comme je n’aimais rien, à l’époque, ce n’était pas si mal. Mon père était là, mon amoureux aussi, un tas d’autres personnes, et Hortense. Hortense avait un corps parfait qu’elle a toujours si j’en crois les réseaux, alors que Salomé et moi étions déjà passées de l’autre côté, celui des filles qui mangent, boivent, grossissent et s’en foutent. Hortense n’avait pas que son physique pour elle. Sa manière de dire les choses, d’être franche, un peu barrée, son éphèbe de frère, ses parents de films de Noël, sa passion pour l’accordéon diatonique. Elle nous avait aidées pour les guirlandes et le gratin, nous avions concocté ensemble la playlist de la soirée et passé la journée à choisir nos tenues.
Je crois, sans fausse modestie, que j’étais la gentille du groupe. Salomé, qui m’aime, emploie plutôt le mot « hypocrite ». Mais quand Hortense a grimpé sur une chaise devant tous les convives, ce soir-là (elle avait finalement opté pour un top brillant façon Beyoncé sur Dangerously in Love, à moitié nue donc) sans crier gare, tout à fait ivre, pour dire à quel point nous étions les deux plus mauvaises amies du monde, qu’elle nous détestait et qu’on méritait le purgatoire, j’ai paniqué. Personne ne m’avait appris à réagir devant un scandale, encore moins quand il me concernait directement. Salomé était stupéfaite, elle aussi, mais comme ses parents s’engueulaient souvent n’importe où, n’importe quand et pour n’importe quoi, elle a réussi à articuler : « Hortense/chambre/maintenant. » Une fois dans la chambre, j’ai éclaté en sanglots, pourquoi tu gâches notre crémaillère ouin-ouin, Salomé a gueulé sur Hortense et Hortense a été encore plus méchante avec moi parce que je pleurais et que j’étais en position de faiblesse tandis que Salomé, l’affrontant, se montrait vaillante, et nous savons depuis Caligula que les bourreaux ne respectent que les bourreaux. Mon amoureux est venu s’enquérir de mon état. C’était de pire en pire : les invités, inquiets, défilaient derrière la porte. Alors Salomé a dit ce truc, tandis que j’avais entrepris de ranger ma chambre pour me calmer : « Tout va bien ! Daphné pleure de joie. »
Hortense a levé les yeux au ciel et j’ai entend papa répéter, perplexe, derrière la porte : « de joie ? » Et comme tout le monde attendait une réponse de ma part, je me suis saisie du premier prospectus que je trouvais sur mon bureau, sans doute distribué au début de l’année dans les couloirs de la fac, avec dessus la tête de Willem Dafoe, les noms d’Alexandre Sokourov, Olivier Assayas et Mia Hansen-Løve, le tout surmonté d’un « Bergman Week, Fårö 2016 », et j’ai annoncé :
— Je pars en Suède, sur l’île d’Ingmar Bergman, je suis très émue alors je pleure.
Salomé m’a fait non de la tête, mortifiée, mais c’était trop tard. Hortense a fermé les yeux de dépit. Quelqu’un a débouché le champagne de l’autre côté de la porte :
— Vive la Suède !
— Qui a dit ça ? Qui est cet abruti ? a murmuré Hortense avant de quitter l’appartement et nos vies pour de bon.
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