À Montréal, le soir, l’heure est à la «zone ». La ville est calme sans être inquiétante, il fait froid, il y a presque de la neige et l’on rencontre de drôles de types qui veulent juste nous « voler du temps ». Un texte mélancolique signé Lili Nyssen.

Frank Bourassa n’arrive pas à attacher son vélo à la station Jean Talon. Tu veux bien m’aider Madame je suis pas en mesure de réfléchir. La corde de métal coulisse dans le cadenas autour d’un poteau court, la clé est coincée dans le loquet. Frank Bourassa ne lâche pas sa poutine, scellée froide dans le polystyrène. Il veut bien me donner vingt dollars, que je m’occupe du vélo pendant qu’il mange, ça fait deux jours qu’il n’a rien avalé, non mais t’inquiète, mange je dis, je m’en charge et me voilà emmêlée dans l’hiver la saleté sur les doigts, la clope que j’allais fumer rangée dans mon manteau, pliée dans ma poche et rompue. 

Madame, il faut changer de poteau, on peut le voler sinon ; faire deux tours du lampadaire ici et glisser le lest dans les rayons des roues. Frank Bourassa oublie sa poutine, se concentre sur mes gestes, sa cigarette pendouille, éteinte à moitié elle lui brûle le menton, je dis mange, t’inquiète, mange ta poutine et il demande si j’en veux. 

Je n’aime pas la poutine, la sauce brune ni sucrée ni salée, épaisse sanguinolente le fromage élastique pas filandreux pâte à modeler, les frites larvaires. 

Frank Bourassa s’est chicané avec sa blonde aujourd’hui, sa joue pique, le coin des lèvres est gercé, rougi, la peau en feuille morte, merci Madame il dit. Madame me rappelle que Montréal m’a fait prendre dix ans, insomniaque dans les draps synthétiques ; Madame, c’est mon âge, presque celui de ma mère quand elle était enceinte, des fois je me dis je vieillis sans armes. 

Je rame avec ce petit vélo orange. Il faut serrer mieux Madame et mange ta poutine mon pote, il fait si froid, si seul dans ce pays ; j’en ai plein les mains du cambouis, de la crasse, de la nuit déguisée par les phares et la fête. L’heure est à la zone : les passants titubent des cinq à sept prolongés ; les crackés, zombies sortis de terre, et flingués, déconcertent. Le patron du bar sur le croisement passe la tête dehors, il dit c’est bon Frank, tu peux ranger le vélo derrière le comptoir. Il a changé d’idée, le patron ; il a eu pitié de moi, mes mains qui gèlent sèchent meurent, ma circulation suspendue. 

Frank Bourassa me dit je te donne vingt dollars pis tu restes un peu, moi je m’appelle Frank Bourassa et ça me fait du bien de te parler, toi t’es gentille, ma blonde elle me parle pus. L’intérieur de son nez coagule. J’t’offre une cigarette au moins, le temps de la fumer t’es avec moi, c’est de la contrebande regarde, trois dollars le paquet ça fait quoi divisé par vingt, t’es bonne en maths ? Frank Bourassa calcule lui-même sur l’application de son téléphone, mon briquet au chaud entre ses gants, la poutine gluante dans la boîte larguée sur le trottoir. Il dit toi tu m’écoutes gratuitement alors que je passe mon temps à payer des verres à des femmes pour leur parler : je suis pathétique – mais on va se donner une limite, il ajoute, comme ça après je te libère, à vingt-deux heures cinq on n’en parle plus pis j’te donne mon contact, tu pourras m’écrire, moi j’veux rien de ta vie, rien savoir de toi juste ton temps, là un peu, m’apaise ; t’sais j’ai pas trop d’amis, j’ai trop fait de prison pour ça. 

Pas de soucis Frank. J’ai bu une bière sans alcool ce soir. Juste de la flotte houblonnée : je suis en forme. J’étais avec d’autres doctorantes, françaises et éreintées, qui voulaient rentrer tôt. Sur les trois filles, deux ont émigré en couple : l’amour semble suffire, met du coton pour elles dans l’inconnu cabossé, où je n’arrête pas de me cogner et j’ai des bleus partout. La troisième des filles vit avec son chat, comme inaltérable, sans lacunes. Aucune n’avait, comme moi, le visage brûlé d’une décennie soudaine.

Il pleut-neige. Frank Bourassa flotte dans une veste en jean, seuls les gants luttent contre l’hiver poisseux. J’ai sur les épaules le manteau acheté sur marketplace, trop long pour moi, une couette à manches. Pas d’ivresse ce soir non – je n’avais pas le courage de vouloir mourir demain. Je me calme, tu sais Frank : j’ai peur pour ma santé mentale. Ma mémoire s’entaille et le vent passe dedans, ma concentration s’éparpille et au petit matin, quand je suis saoule encore mais l’euphorie passée, j’imagine sans ...