« L’enfant a toujours l’intuition de son histoire. Si la vérité lui est dite cette vérité le construit » écrivait Françoise Dolto. Mais que faire quand son histoire personnelle est marquée au fer rouge par le harcèlement scolaire, les intimidations et brimades des camarades ? Dans un texte touchant de vérité, Hanna Anthony nous dit tout des premières blessures de l’adolescence.
Vous souvenez-vous de la première blessure de votre vie ? Celle qui a percé la bulle d’innocence de votre enfance ? Qui a dissipé votre insouciance ?
Après des années d’absence, de fuite, Dunkerque. Ce retour dans les terres de mon enfance ravive la douleur du premier coup reçu de mon existence. La période du carnaval bat son plein et mon regard se promène sur la plage, la digue, fouille dans la masse de fêtards en costumes criards qui s’agglutine devant les bars. J’ai peur de le croiser. Lui. Gérard. Celui qui m’a volé ma jeunesse. Le commanditaire de mon ostracisation prolongée, après le harcèlement scolaire. Tout à coup, je l’aperçois au loin. Il me voit. Je me rapproche lentement. Les souvenirs affluent.
Malgré ma naïveté, dès mon entrée en 6ᵉ, j’ai très vite pris conscience de ma différence. Devant toutes les beautés qui peuplaient ma classe, le manque d’harmonie de mes traits me sautait aux yeux. J’aimais observer ces filles populaires, décortiquer le moindre de leurs mouvements, les écouter rire à gorge déployée avec la confiance implacable de celles qui se savent jolies, m’imaginant ce que cela pouvait faire de mener leur existence de princesse, ne serait-ce qu’une journée. Peu à peu, je me suis mise à convoiter leur peau laiteuse, qui se marbrait de rose avec les compliments ou les réprimandes, la souplesse de leur chevelure, et leur regard limpide. Chaque soir, dans le miroir de la salle de bains, j’examinais mon visage avec l’espoir d’une évolution miraculeuse. À douze ans, les tares qui frappent habituellement cet âge ingrat ne m’avaient pas épargnée. Mes joues étaient cabossées par l’acné. Mon visage anguleux, presque masculin, entouré d’un crin rêche et informe, hébergeait un immense nez busqué. De vilains poils, une vraie moustache, ombraient le dessus de ma lèvre supérieure. Sans bien savoir pourquoi, je dissimulais mes racines arabes aux autres élèves. « Je viens de Madagascar », mentais-je. « À moitié guadeloupéenne. » J’ignorais tout de la morphologie des Antillais ou des Malgaches, j’ouvrais simplement mon manuel de géographie, jetais un œil à la carte du monde et cherchais un point au Sud. Sud comme chaleur, Sud comme lumière. Une ville, un pays ou une région exotique qui suffirait à élucider le mystère de mes cheveux de jais, de mes yeux effilés, de mon teint hâlé.
Au deuxième trimestre de l’année de 5e, Gérard, un garçon jusque-là charmant, m’a bombardée avec des boulettes de papier. L’idée a probablement conquis Nathan, qui a poursuivi l’offensive en ajoutant « espèce de gitane ». J’étais perplexe, il me semblait pourtant n’avoir rien de la joliesse d’Esmeralda. J’ai vite compris qu’entre leurs lèvres, « gitane », dégoulinait de mépris de ses auteurs, en suintait quelque chose d’immonde et de puant.
En moins d’un mois, la rumeur a enflé, enflé, enflé, comme une tumeur, et j’ai basculé de la transparence la plus totale à la notoriété : je suis devenue la risée de ma classe. Lorsque je tentais de me défendre, la peine faisait gonfler le fond de ma gorge, diluait les mots. Ne sortait de ma bouche qu’un murmure pathétique, amoindrissant ma riposte. Après quelques semaines de calvai...