Crédit photo : ©Philippe MATSAS/Leextra/Éditions Héloïse d’Ormesson
Jean descend aux Gorges du Loup. Soleil qui tape, sueur sur la peau. L’eau froide sous les rochers, ça lui glace le corps mais ça réveille tout. Il est seul, enfin presque. Il attend Lune. Elle ne parle pas, elle n’a jamais parlé. Ici, pas besoin de mots… Pour ce nouveau Dimanche Rose, laissez-vous promener par Jérémie Claes avec ce texte à la sensualité intense et poétique.
Il pensait que c’était harassant, que la chaleur était pénible. Elle lui cognait aux tempes. Le chemin était long, il s’encombrait de détours, s’arrêtait au pied de gros rochers qu’il fallait escalader et de ronciers qu’il fallait contourner et qui vous arrachaient quelque lambeau de peau au passage, comme un tribut. Le torrent s’écoulait, apaisé, en une succession de cascades sages et de lônes profondes où il faisait bon nager pourvu que l’on ne fût pas frileux. Le garçon portait un sac à dos maigre dont les lanières fines lui mordaient les épaules, des baskets de toile effilochée et un simple bermuda bleu. Rien d’autre. Juillet, par ici, ne supportait rien de plus
C’était la Provence, il y a vingt ou trente ans, et Jean marchait le long du Loup.
Il était descendu du village par le chemin du Paradis et il savait qu’il lui faudrait remonter le sentier tout pareil en fin d’après-midi, quand il se serait baigné, il y en aurait pour deux heures, mais peu lui importait. Il goûtait cette journée de quiétude, loin des villageois du haut, loin de la foule, loin du grondement et de la rumeur, et la perspective des moments uniques qui l’attendaient. Il n’était pas d’ici, il n’était de nulle part, s’il y pensait. Pourtant, la poussière, le calcaire qui lui faisaient sentier, l’odeur du figuier chargé de fruits, du thym sauvage et de la menthe qu’il froisse au passage, tout ceci lui faisait planter ses racines profondément, au-delà de la roche même, au cœur humide de la terre des gorges.
Plus tard, plus loin, il a grimpé un dernier rocher, le plus grand, pour que la plus belle lône se dévoile à lui, en contrebas, une lône d’émeraude intense et dont le courant affleurait à peine, en traître, dessinant de subtils remous à la surface, des volutes d’eau indisciplinées qui caressaient les berges et le tronc d’un chêne arraché. Jean s’émerveillait. La fraîcheur de l’onde parvenait jusqu’à lui en un souffle subtil qui lui voilait les joues et le front, et glissait avant cela sur ses pieds, contournait ses genoux et filait le long de ses cuisses sous le maillot entrebâillé. Jean frissonna. Leva le visage au ciel pour en contempler l’azur intact entre les lèvres des parois rocheuses. Ferma les yeux un moment pour que la lumière irise d’orange ses paupières et son imagination. À la fin, il laissa tomber son sac à dos, en sortit une maigre serviette qu’il étala sur la pierre du baou et une bouteille d’Orangina trop chaud qu’il vida à moitié, laissant couler à côté de sa bouche un filet de liquide sucré et doré qu’il frotta sans y penser du revers de la main.
Il est temps, dit-il.
Jean avait rendez-vous.
Il ôta son bermuda, s’offrant complètement nu et tranquille au soleil. Il regarda la surface sombre du torrent, cinq mètres plus bas. Et plongea droit dans l’onde en une orbe brève et harmonieuse. L’impact et la température glaciale de l’eau électrisèrent son corps jusqu’aux os. Mais la sensation d’appartenir désormais à la rivière, d’en épouser le flot, apaisèrent aussitôt la presque douleur qu’il avait ressentie. Il aurait fallu qu’il remonte, maintenant, qu’il émerge et respire, mais il poussa de ses bras et de ses jambes pour atteindre le fond du Loup et toucher du bout des doigts son lit, au plus profond. Et là encore, il s’agrippa à une roche, l’enserra, bousculé par le courant qui, ici, ne cachait plus sa force. Jean gonfla les joue, emprisonnant l’air qui cherchait à s’en échapper, et il resta là, attendant celle qu’il était venu retrouver.
Cela faisait quelques temps déjà qu’il se laissait porter, les yeux ouverts au fond de l’eau, quand enfin elle apparut, filant vers lui comme une flammèche, approchant jusqu’à le lécher, et il sentait de sa peau à elle lui parvenir une caresse chaude dans l’eau glacée. Elle s’arrêta à son côté, le regarda de ses yeux minéraux, d’un gris veiné de vert, d’un regard sans fin et qui l’interrogeait : veux-tu remonter ? Pas encore, lui répondit-il sans rien prononcer, et il tendit la main vers elle, effleurant le coin de sa mâchoire et lui frôlant le lobe de l’oreille. Elle plissa les paupières et inclina la tête, la redressa aussitôt, plantant dans ses yeux un défi qu’il ne comprit pas. Elle s’impatientait, lui si lourd et elle si vive. Elle emprisonna sa main dans la sienne, c’était la troisième fois seulement, et l’attira vers les rayons, vers la lumière multiple du vrai monde, avant qu’il ne puisse plus respirer.
Elle s’appelait Lune et venait du pont, quelque part en aval. Elle était muette, du moins, elle n’avait jamais parlé. Pourtant, sur la berge du Loup, elle avait allongé Jean et lui parlait sans dire un mot. Elle lui parlait si près que sa bouche ...