« C’est pourquoi de mes maux ce n’était pas le pire
Ce trou presque mortel et qui s’est étoilé
Mais le secret malheur qui nourrit mon délire
Est bien plus grand qu’aucune âme ait jamais celé »
Tristesse d’une étoile, Guillaume Apollinaire
La guerre a volé mon visage.
Brumes du soir. Humidité des marais alentours. Odeur de guenilles sales et rapiécées, d’humus et de boue. Pluie sèche. Puis imprévisible, au loin, une constellation d’éclats rougeoyants, sur le ciel de la campagne. Le lointain n’est pas si distant. Ici et là-bas, c’est tout pareil. Le lavis nocturne s’éclaire de mille et cent clignotements vermillon : fumées, flammes, étincelles, comme un tournoiement de douleurs. Une éclipse de nuit, quelques instants seulement. Le temps de réveiller chevreuils et hulottes endormis. L’air blanchit violemment. La nuit revient, l’obscurité reprend ses droits sur la pâleur des feux. Et mon visage disparaît avec les dernières lueurs de l’explosion.
La guerre a volé mon visage.
C’était une nuit, noire comme il n’est pas permis. Mes pieds putréfiés par le froid et l’eau brune dormaient dans le caniveau artificiel, creusé entre eux et nous. Entre la défaite et la victoire. Je fumais sans y songer mon ultime cigarette ce soir-là. La cendre chutait du haut de mes deux mètres, et venait s’écraser tantôt sur une modeste et humide levée de terre, tantôt sur la surface opaque de l’eau sale de la tranchée. Mes mains étaient si froides que je ne les sentais plus. Je ne les voyais plus non plus à vrai dire. Elles mouraient en paix au fond de mes poches bourrées de poudre, de tabac et de pain. Avant cette nuit, il y eut une vie de jeunesse.
Autant le dire maintenant : une éternité.
*
Mes dents alors étaient blanches, je fumais comme on fume pour s’étourdir à vingt ans, je cheminais de rues en rues, l’abondance sous un bras, le désir sous l’autre. Ma vie se résumait à la joie. Ou plutôt elle ne se résumait pas.
Cette existence d’alors était vaste comme ces théâtres olympiques que remplissaient une fois l’an les populations antiques, avides de jeux, de mouvement, de vie, de plénitude. Voilà mon amphithéâtre à moi ! Je traversais les jours ainsi qu’un voyageur dégourdi, armé de soif et de faim, de tendresse et d’espoirs.
On me disait beau. Je plaisais et aimais plaire à ces regards. Je n’avais pas la prétention de me trouver beau, mais les quelques vitres, les quelques flaques d’eau qu’il m’arrivait de rencontrer chaque jour sem...