Le monde ne s’arrête pas de tourner quand on est sur le point de mourir.
Et c’est d’ailleurs la plus belle chose qui soit. On n’existe pas quand on n’est qu’un vieux tas de merde. Les corps qu’on retrouve sur les trottoirs, sous les débris d’un immeuble ou dans les caniveaux ne sont pas des êtres humains. Ce sont des chiffres, des statistiques qui servent à alimenter l’horreur dans laquelle on se complaît. Ils deviennent des visages sans nom, sans famille, qui ne méritent pas la première page du journal, du coin le plus paumé du pays.
J’avais excessivement froid. L’arrière de mon crâne rebondissait contre le bitume mouillé. J’imaginais que j’y laissais quelques cheveux au passage. Merde, je vais devoir repasser chez le coiffeur. Je mourais de froid, et pourtant, les frottements du ciment contre mon corps me brûlaient la peau. Je sentais chacune de mes cellules crier, chaque particule de mon être exploser. J’avais l’impression d’être nu. L’odeur de la pluie qui me frappait les joues et le goût métallique du sang dans ma bouche brouillaient tous mes sens. Je ne m’étais jamais senti aussi vivant.
L’homme au-dessus de moi était lourd. Le poids de son corps à califourchon sur moi m’écrasait les hanches. Il était costaud, il frappait fort. À chaque fois que son poing serré s’écrasait sur mon nez, un nouveau vaisseau sanguin éclatait créant une nouvelle effusion de sang. Sa peau était si douce, c’en était presque perturbant.
C’était devenu comme une habitude chez moi. Certains sortent le vendredi soir. Ils vont dans des bars toute la nuit et se bourrent la gueule jusqu’à oublier qu’ils existent. Certains ont la drogue, d’autres la musique et d’autres encore, le sexe. Moi, j’avais ça. Et c’était encore mieux. C’était devenu mon passe-temps favori, mon activité du week-end.
Je procédais toujours de la même façon : en sortant du boulot, je prenais une douche, je mettais mon parfum qui sentait un peu l’après-rasage et une chemise à carreaux que je n’avais pas pris la peine de repasser. Je marchais jusqu’à un bar et je m’asseyais seul, en faisant semblant de boire. Je préférais ne pas avoir trop d’alcool dans le sang. Quand on est bourré on ressent moins les coups. Assis, seul dans mon coin, j’observais en silence jusqu’à trouver ma prochaine victime. En général je choisis des types plutôt baraqués. Je les préférais grands et forts. Leur façon de boire en disait souvent long sur leur état. Je guettais ceux qui buvaient vites, beaucoup, et qui n’avaient pas peur de se faire remarquer. Quand ils sont trop joyeux c’est mauvais signe. En général, ceux-là font tout pour éviter les embrouilles. Non, moi, je vais plutôt me pencher sur le cadre désespéré qui n’en peut plus de son boulot et qui rêve tous les jours d’étrangler son patron. Je cherche le jeune qui vient de se faire briser le cœur par une femme et qui a abandonné tout espoir de retrouver l’amour un jour. Quand ils sont dépressifs, auto-destructeurs ou qu’ils n’attendent plus rien de la vie, c’est encore mieux.
Une fois que j’ai trouvé la proie idéale, je ne la lâche plus. J’attends qu’il se saoule au point de ne plus avoir aucun discernement. Et là, une fois qu’il décide de rentrer chez lui, je le suis. Je marche derrière lui sans trop me soucier d’être discret. En général, un homme seul la nuit à la sortie d’un bar et alcoolisé a tendance à ne pas se méfier du garçon chétif en chemise froissée qui le suit dans une ruelle sombre. C’est l’erreur qu’il commettent tous. Quand je suis sûr qu’on est suffisamment loin pour que personne ne puisse intervenir, je passe à l’attaque. J’interpelle ma proie avec vive insistance et je la provoque jusqu’à ce qu’elle décide de choisir la violence. D’habitude ça ne met pas très longtemps. Je connais très bien la psychologie de ce genre de mec. Je sais où appuyer pour que ça fasse mal. Une fois la bagarre lancée, je ne me débats pas. Je me laisse cogner jusqu’à ce que le type en face en ait marre ou qu’il s’enfuit une fois qu’il remarque que j’ai perdu connaissance.
J’évite de m’attaquer à plusieurs personnes à la fois. Si je remarque qu’en réalité ils sont accompagnés, je les laisse tranquille. Non pas que j’ai peur de la douleur, bien au contraire, c’est juste que ces instants sont beaucoup trop précieux pour être vécus à plusieurs. Ce sont des moments bien trop intimes et je suis bien trop pudique pour offrir mon corps à plusieurs hommes à la fois. Comprenez moi, j’aime préserver ma dignité.
Si vous observiez la scène de loin, vous vous diriez sûrement que c’est moi la victime. Que je ne suis qu’un pauvre homme qui rentrait chez lui un soir et qui a fini par se faire agresser par un autre homme bourré à la sortie d’un bar. Le genre d’histoires qui arrivent si fréquemment qu’on ne prend même plus la peine de les raconter. Mais la vérité c’est que j’adore ça. Lorsque je me tiens en face d’eux, leur déballant un ramassis d’idioties qui je sais, les...