Deux âmes égarées s’aventurent dans un désert, traçant des pas hésitants sous un soleil implacable. Leur amitié, forgée dans les couloirs d’un lycée, les entraîne loin de la civilisation, en quête d’une échappatoire à leur existence. Mais alors que l’épuisement les rattrape, la réalité se déforme, et la frontière entre l’humain et l’animal s’efface. Dans cette quête de liberté, qui est vraiment le maître, et qui est l’âne ? Un texte virtuose, composé par Marion Bevilacqua.
Ce sont deux types dans un désert, et voilà dix-huit jours qu’ils marchent comme ça, la nuque abattue par les coups de soleil continus et les lèvres asséchées par le manque d’eau.
Ils se sont connus sur les bancs du lycée alors même qu’ils n’étaient pas dans la même classe. Mais ils avaient chacun pour habitude de passer l’intégralité de leur temps de récréation devant la porte des cabinets de la cour, là où attendent et s’ennuient ceux qui n’ont pas réussi à se faire des amis pendant l’année.
Ce sont deux types qui, poussés par le même désir d’en finir avec la civilisation – qui n’a pas suffi à les consoler du malheur d’être nés – se retrouvent ici, dans le désert, à mille lieues de tous les lieux, à des journées de marche de tous les autres visages. Ils sont deux et déambulent ensemble, côte à côte, presque silencieux, épuisés. L’un des types est tout harnaché et porte plusieurs sacs de toile beige ; il transporte des bouteilles d’eau en aluminium, des conserves de légumes, des pains lourds, de la vaisselle légère de voyage, un grand drap bleu qui leur sert de nappe, et roulés sous les bras deux sacs de couchage épais, dans lesquels ils se glissent chaque soir une fois la lune retombée du faux-plafond où elle part se cacher chaque matin.
Les deux types ne se parlent pas, ou alors seulement si c’est absolument nécessaire, si l’on ne peut pas faire autrement – s’il est question de soif, de faim, de rationnement, de s’arrêter, de se reposer – ils préfèrent économiser leur salive, eau précieuse et fine qu’ils font circuler derrière leurs lèvres, s’en contentant et la faisant durer le plus longtemps possible pour réduire leur consommation d’eau. Il n’est pas question de venir au désert pour mourir, pour se dessécher à petit feu puis se laisser dévorer la carcasse par le soleil féroce et putride de septembre.
S’ils sont ici, c’est parce qu’un urgent besoin de quitter le monde bien connu, poli et tout en retenue qu’ils habitaient depuis leur venue au monde les agite. Un soir, le jour de leur remise de diplôme, ils s’étaient retrouvés tous deux à fumer nerveusement, accroupis auprès d’une ligne de chemin de fer, contemplant les rails en silence, songeant ensemble à ce qui pouvait se trouver au terme de ce chemin métallique tracé dans le sol : une île, un pays nouveau, une cabane, la vie, la vie nouvelle, Vita nova.
— Faut partir mon vieux. On va pas attendre comme ça que la vie passe et que le cercueil s’ouvre à nous comme un lit.
Il jette son mégot encore rougeoyant.
— Non. Non on n’attendra pas comme ça, impassibles et passifs. Ça j’te l’dis, ça n’arrivera pas. J’aimerais partir, pas toi ?
— Facile à dire, on part jamais bien loin de soi-même mon vieux.
— On pourrait se faire de grands sacs, des réserves de nourriture, des couchages, des outils de survie, du matériel rudimentaire, et on fait un grand périple à pieds ! Un grand périple, LE grand périple, le dernier avant de commencer notre vie de misère. Qu’est-ce que t’en dis ?
— J’en dis que j’comprends pas grand-chose à ton idée, mais que le projet du grand périple me séduit bien. Et on reviendra pour la rentrée ?
— Pour sûr. On va pas faire le coup des amants suicidés dans la forêt enchantée.
Ils se séparèrent devant ce chemin de fer abandonné et partirent chacun de leur côté pour préparer leur sac, après s’être donné rendez-vous à une heure trente du matin, près de la fontaine en grès.
— C’est toi ? Hé ? c’est toi ?
— Oui qui veux-tu que ce soit d’autre ? Tout le monde dort depuis trois heures déjà dans la ville.
Le point de lumière rouge du mégot remuait dans l’obscurité.
— Excuse-moi, mais j’y vois rien avec cette nuit noire. C’est rare que la nuit soit aussi sombre, ils ont éteint tous les lampadaires, tu as remarqué ?
— Viens, on part de ce côté. Suis-moi, essaye d’être discret.
— Mais on ne fait rien d’illégal…
— Non. Mais tu sais, les personnes coincées dans une boîte refusent que d’autres décident de vivre pleinement leur vie.
Pour se frayer un chemin à travers l’épais et dense réseau de matière noire qu’est la nuit, les deux types se tenaient par la main et avançaient à tâtons jusqu’au matin.
Lorsque la lumière du soleil commença à picoter leurs yeux, ils se trouvèrent devant une petite gare, où ils embarquèrent à bord d’un train choisi sans conviction. Ils parcoururent pendant de longues semaines un chemin qui se dessinait au fur et à mesure que leur périple avançait, et après huit semaines d’errances et de transports divers, se trouvèrent au cœur du désert où nous avons fait leur connaissance.
Le soleil était très haut dans le ciel. Son rayonnement était parfaitement vertical, on l’aurait cru pensé pour assommer quiconque marcherait sous lui. Le paysage s’épuisait un peu plus chaque jour, il ne variait plus, semblait inchangé. Nul arbre, nulle fleur, nulle pelouse, et presque aucune montagne. Au loin, très loin se dessinait la silhouette timide d’une chaîne montagneuse paraissant inaccessible.
A mesure que le désert s’élargissait, s’étalait davantage, le paysage se rétrécissait, perdait en noblesse et en singularité. Ocre, br...