Marcher seule dans la nuit le long d’un grand boulevard peut provoquer une angoisse diffuse. À travers une écriture incandescente et rythmée, Sara Bourre montre la manière dont notre feu intérieur nous permet d’attiser ou d’éteindre la peur.
Voyez le temps qu’il faut pour reprendre souffle. Ce serait comme si la peur flanchait sur les épaules de la fille, courbée pas fière sur un grand boulevard minuit passé, les étoiles fortes, le ciel bas autour du cou, l’obscurité comme une étreinte qui exagère.
La fille répète ce qu’il faut de syllabes pour marcher en paix. Fait semblant d’être au téléphone, d’être morte, possédée, somnambule – c’est selon quelle chienne lui rentre par les yeux. Quel animal dans la pensée se dresse.
La fille dit, de mes doigts j’attaque la flamme, de mes yeux j’apaise la nuit. Quoi d’autre. Elle dit, ce ne sera pas pour ce soir, dans ma poitrine l’acier reflète la lune, ce ne sera pas pour cette fois, pas encore, cette fois je marche et je ne cours pas, j’avance comme si c’était chez moi, la ville, la nuit. Ce qui brûle à l’intérieur ne fait que brûler, rien d’autre. J’attends les cendres au bout du feu.
La fille cligne des yeux pour fracturer le monde autour, marche au rythme des lumières qui pulsent sous ses paupières. Elle n’oublie rien des ombres, rien de la sueur dans son dos, rien du contact de sa main sur le fer, le tranchant impeccable de ce qui tue et rassure. Elle sait que c’est toujours mourir un peu, à cette heure, la peur n’épargne rien, ce sont des bouts de cœur et de poumon qu’elle arrache et dévore. Alors marcher, parmi ce qui aura sa peau, parmi ce qui la voudrait morte déjà, offerte aux mains sévères du scandale. La fille voudrait se remettre au rythme lent du jour, reprendre un cœur d’avant la foudre, un corps qui tiendrait tête au pire, et la violence capable, dans les paumes de mains, dans la gorge sèche.
La fille voudrait, avec son corps de fille, éteindre tout ce qui s’allume à son passage. Devenir ombre parmi les ombres. Devenir souffle froid, lac gelé, vent du nord.
Faut-il fermer les yeux, faut-il serrer les poings, faut-il devenir folle.
La fille marche dans la brume que la peur épaissit. Voudrait tomber. Saigner l’obscurité. Ravaler la sueur.
A-t-elle encore l’âge d’avoir peur, elle se demande. A-t-elle encore l’âge de marcher sur son ombre en faisant semblant d’être au téléphone, en comptant les étoiles comme on compte les moutons, pour ne pas flancher. Parce que voilà ce qui la nargue : sa propre chute, rapide, vertigineuse, juste là, à l’endroit où le cerveau déraille et où le souffle manque.
Depuis la peur, elle voudrait mettre feu, aux poubelles aux voitures et aux gens. Mais, dans la nuit qui se joue des pudeurs, elle avance bouche ouverte, laisse échapper le cri, prévient les hommes et les oiseaux du tranchant dans sa poche, de la mort à ses doigt désormais possible. Ce serait comme cracher sur l’incendie, cette peur suspendue aux épaules, alors, tandis que la fille marche dans la nuit, avec son corps de fille, ouvert à toutes les grêles, rompu à tous les chocs, elle poursuit l’enfance et l’odeur d’un chien dans son ventre, elle court, à rebours de ce qui flambe et la poursuit : la terreur, la paralysie de sa main sur la lame, son regard de gibier pris dans les phares, la nuit. Avec son souffle rauque, ses poumons d’asthmatique, voudrait pouvoir éteindre, tout ce qui brûle dans son dos.