Certains sportifs semblent touchés par une forme de grâce. Shoma Uno en fait partie. Albane Soreau a été frappée par la virtuosité et la douceur de ce patineur et retrace l’itinéraire de cette figure infiniment précieuse qui a évolué dans l’ombre avant de se retirer à l’âge de 26 ans.
Le jeudi 09 mai 2024, le patineur artistique Shoma Uno a pris sa retraite sportive.
Une annonce vaguement attendue, séisme malgré tout : après 21 ans de carrière, l’athlète de 26 ans faisait partie intégrante de la fresque des sports d’hiver. Avec son départ, il laisse derrière lui un héritage inestimable que certains peinent peut-être à percevoir, car comment mesurer l’impact de ce patineur discret, souvent mis de côté par le public, voire les commentateurs sportifs ?
Souvent dans l’ombre de géants comme Yuzuru Hanyu (double champion du Monde, double champion olympique) ou Nathan Chen (triple champion du monde et champion olympique), Shoma Uno a pu être associé par son sobriquet de silver prince à une carrière sur la deuxième marche du podium.
Pourtant, il n’a pas à rougir de son palmarès : double champion du monde (2022 et 2023), vainqueur en Finale de Grand Prix (saison 2022-2023), champion de la Coupe des Quatre Continents (2019), il est aussi triple médaillé olympique en argent (2018, 2022) et bronze (2022), double vice-champion du monde (2017, 2018), triple médaillé d’argent et double médaillé de bronze en Grand Prix, ainsi que six fois champion et quatre fois vice-champion national. Il est aussi le premier patineur à réussir un quadruple flip en compétition (2016), un saut devenu l’une de ses signatures.
Mais au-delà de l’accumulation de titres, Shoma Uno est un patineur unique, à la technique inimitable et à la musicalité désarmante.
Pour le grand public, la première apparition fracassante de Shoma Uno remonte sans doute aux Championnats du Monde de 2017, à Helsinki, où son compatriote, l’immense Yuzuru Hanyu, s’impose provisoirement après son programme court.
Entre Uno, et là, coup de théâtre.
Son programme, sur la bande-son de Ladies in Lavender (Joshua Bell), est animé d’une brutale puissance lyrique : le public découvre un corps qui se plie à la mélodie languissante du violon, un corps comme coupé en deux ; la posture du buste est gracieuse, souple comme la soie, tandis qu’au niveau des jambes, tout est redoutable de précision et de force de fer. Uno tresse et enchaîne et l’émotion monte, monte, monte : deux quadruples sauts parfaitement exécutés, une séquence de pas comme lancée sur la glace pour ne jamais s’arrêter, ces pirouettes centrées d’une rapidité inouïe. Le joyau de ce bijou chorégraphique, c’est ce triple axel exceptionnel : entré en grand aigle et sorti en cantilever pour ajouter de la complexité à la séquence, il est lancé juste sur la protase mélodique du violon : Uno bondit, retombe, atterrit pile pour ponctuer l’envolée de la musique. Pendant deux minutes trente, on cesse de respirer : tous les yeux sont braqués sur cet athlète aux airs discrets.
A l’issue du programme court, Uno finit quatre points devant Hanyu et pour beaucoup, c’est une révélation : à tout juste dix-neuf ans, il est un futur champion.
Il a la technique, il a la puissance, il a les quadruples sauts. Mais ce qu’il possède, qui le sépare des autres, c’est cette musicalité hors-normes qui fait de lui un véritable monstre.
Car le patinage voit passer différents types de sensibilités musicales. Les grands champions de la dernière décennie avaient chacun leur patte : Yuzuru Hanyu pariait sur le modèle narratif et élaborait des récits sur des mélodies aux sous-tons grandioses. Nathan Chen proposait des pièces atmosphériques contemporaines, Javier Fernandez des contes à la tonalité souvent joviale. Mais tous partageaient cette approche que nous pourrions qualifier d’extravertie de la chorégraphie : ils s’incarnaient dans la musique et celle-ci venait souligner leur qualité, mettre en valeur leur personnalité tant technique qu’athlétique ou artistique.
Shoma Uno est unique.
Là où les autres s’emparent de la musique, c’est la musique qui s’empare de lui. Là où la musique souligne la silhouette des autres, son corps à lui semble se remodeler sous chaque mélodie. Shoma Uno se fond dans la musique et nous entraine avec lui dans ses profondeurs. Il ne disparait pas, non, pas exactement. Mais il se transforme. Il semble se taire et faire parler la musique à travers lui. Il devient musique.
En cela, il est un talent unique, unique autant que son parcours semé de hauts et de bas, lui que l’on disait maudit par l’argent et dédaigné par l’or.
Mais que dire de tous ces chefs d’œuvres qu’il a eu la grâce de nous montrer ?
Que dire de son programme libre de 2017, effectué sur Buenos Aires Hora Cero et Ballada Para un Loco, d’Astor Piazzolla ? Uno se tord, trébuche avec expertise, pour exhiber le rythme titubant de ce morceau tortueux et complexe, marqué de détours et de changements de rythmes, construit comme une lente montée vers une folie jubilatoire qui explose petit à petit dans la chorégraphie. Si un triple lutz raté le fait (entre autres) passer derrière Hanyu aux Mondiaux, sa performance est considérée comme iconique, et la volte-face entre la grâce lyrique de Ladies In Lavender et la torsion maniaque de ce programme révèle au monde qu’Uno est bel et bien ce caméléon musical qui n’a pas fini de se transformer.
Puis que dire de 2018 ? L’année des sommets et des chutes, mais aussi de la variation des registres alors que la saison olympique commence. Face à Uno, Hanyu vient mettre en jeu son titre de champion. Avec Uno, une puissante interprétation de L’Hiver de Vivaldi pour le programme court : Uno lui donne cette touche d’euphorie explosive qui marque l’arrivée des premières neiges, grâce à une gestuelle précise, saccadée, énergique, et des pirouettes proches de la perfection. Pour le programme libre, c’est le Turandot de Puccini qui vient orner la glace de Pyeongchang. Uno se fait alors grandiose, à l’image de la voix majestueuse de Pavarotti, qu’il enrichit d’une performance athlétique de haut niveau (quatre quadruples sauts et deux triples axels enfin de programme), de gestes discrets et de positions amples venues ponctuer les paroles. Au final, Uno prend la deuxième place sur le podium : commencent les rumeurs de silver curse.
Rumeurs qui enflent avec les Mondiaux de 2018 : des mondiaux difficiles à voir. Pour Shoma Uno, les chutes sont violentes, nombreuses, mais il s’accroche. Il décroche une médaille d’argent miracle derrière un Nathan Chen impeccable, mais ce que retient le public ce jour-là, c’est la ténacité avec laquelle il se bat contre un programme qui le pousse dans ses retranchements physiques.
Puis que dire de 2019, année de la souffrance ? Cette année est plus que difficile : elle est terrible. Pourtant, Shoma Uno bat le record du monde sur un programme libre, aux Quatre Continents, et y remporte l’or. Cette performance est d’une beauté onirique : la musique, Moonlight Sonata de Beethoven, le patineur, sont étouffés. Toute la puissance hors-norme de ses sauts est cachée par la douceur de l’interprétation. C’est une fugue dans le royaume des rêves, une danse chuchotée comme un secret, mais aussi un programme avec lequel Uno bataille ferme : ralenti par une blessure persistante, il finit au pied du podium aux Mondiaux, une première depuis ses débuts en Seniors.
De là, la dégringolade continue : Uno se sépare de ses coachs de toujours et entame la saison 2019-2020 seul. La descente aux enfers culmine en novembre à Grenoble, aux Internationaux de France : Uno s’écroule. Ses programmes se délitent, parcourus d’erreurs. Tous les sauts ou presque se soldent par des chutes. Au sortir du programme libre et à la révélation de son score, c’est la douche froide : il tombe à la 8e place, son classement le plus bas chez les Seniors. Il y a des images qui hantent la mémoire. Celle de Shoma Uno seul, en larmes, courbé sur lui-même mais encouragé par la foule, en fait partie : pour beaucoup – pour lui-même – cela semble être la fin d’une carrière.
Entre Stéphane Lambiel, ancien (et exceptionnel) patineur suisse devenu coach. Il prend Uno sous son aile. A l’époque, nombreux sont les sceptiques : Lambiel n’est pas forcément réputé pour ses sauts, qui semblent alors manquer à Uno. Mais Stéphane Lambiel est et a toujours été un véritable magicien : alors abracadabra, tandis que l’on croyait voir venir une implosion, nous assistons à une éclosion, et comme Uno le dit lui-même, sa « deuxième vie de patineur vient de commencer. »
Finies la déception et les larmes après les prestations, tristes spectacles auxquels l’on était malheureusement habitués. C’est avec un sourire éclatant qu’Uno livre une version réanimée de son programme Dancing On My Own (Calum Scott), celui-là même sur lequel il s’était déchiré quelques mois plus tôt. Guidé par Stéphane Lambiel, il semble renouer avec la joie de patiner et par extension, avec une passion qui avait toujours existé, mais qui avait peut-être été un peu perdue.
Pause épidémique et début de la saison olympique : entre un athlète époustouflant en route vers son sacre tant attendu.
En 2021-2022, Uno présente deux programmes incomparables et nous montre qu’il n’a pas fini de briser le plafond de sa musicalité sans fond.
Le Concerto pour Hautbois (A. Marcello et A. Vivaldi) n’est rien d’autre qu’ensorcelant. Dans ce programme qui devient galerie, Uno donne vie au marbre des statues. Des longues attitudes tenues, délicates, aux pirouettes légères qui s’enchaînent, c’est ciselé, c’est de la sculpture, entre fixité et érosion, c’est à la fois suspendu dans le temps et mouvement constant. En parallèle, les pas et la chorégraphie font du corps l’écho de la mélodie : avec élasticité, Uno s’étire comme le son du violon. Il joue sur la verticalité, entre replis vers le sol et élans vers le ciel. Avec ce morceau, Shoma Uno flotte sur la glace, dérive dans l’espace, nous ravit hors du temps.
Si son programme libre sur un Boléro réinventé (Ravel, Tomotaka Okamoto) semble plus conventionnel, plus « fait pour les Jeux Olympiques », c’est par sa structure qu’il ravit : les sauts laissent place à une séquence de pas finale grandiose où Shoma se fait – rareté – plus grand que la musique. Au Championnats du Monde 2022 qui le sacrent – enfin ! – pour la première fois de sa carrière dans cette compétition, Uno est impérial. Plus qu’impérial, il est au-dessus : il glisse et tourne et bondit et danse comme jamais on ne l’a vu et – couronne sur le diadème – ce petit saut raté qu’il transforme en flip simple (affectueusement rebaptisé « Uno Flip » par les supporters) ne voit pas naître des larmes, mais un sourire un coin qui révèle tout : Uno est au sommet de son art et là-haut, il est libre et il s’amuse.
En 2022-2023, la saison est au challenge. Il y a de l’or qu’Uno n’a pas encore, c’est celui de la prestigieuse Finale du Grand Prix. Et si en 2022, il s’agissait de clamer le titre de numéro 1 mondial, il faut à présent défendre ce titre face à une nouvelle génération de patineurs affamés de victoire.
Et Uno n’est pas du genre à se reposer sur ses lauriers : il passe à l’attaque avec deux programmes risqués.
Il affronte ainsi la concurrence sur une ballade soft rock de John Mayer, Gravity. Encore une fois, le ton change, le corps se redessine. Il vient métronomiquement dévoiler les couches instrumentales du morceau, du rythme principal aux basses les plus discrètes. Si ce programme peut sembler moins impressionnant que le reste du répertoire d’Uno, c’est peut-être parce que toute la complexité réside dans le tressage de ses pas, des attitudes, et de sa technique d’orfèvre : noter la manière dont il penche dans les carres de ses lames, un triple axel comme propulsé hors de la glace et surtout, une magnifique suite de twizzles à en faire pleurer de jalousie les danseurs sur glace les plus aguerris.
Le Mea Tormenta est fascinant. Chorégraphié par le fantastique Kenji Miyamoto, le programme est clairement coupé en deux parties. Tout l’enjeu est de jouer avec la vitesse : la première partie est un extrait de Bach (Air sur la Corde de Sol). Le morceau est doux, empreint d’une tendresse qui contraste avec celles qu’il a pu exprimer dans d’autres programmes : mature, paisible, elle touche à quelque chose d’à la fois intime et en-dehors du monde. Et le corps, le corps est tout un poème : il est incroyablement solide, véloce, il traverse la surface de la patinoire avec une précision chirurgicale. C’est un programme à 5 quadruples sauts, un exploit athlétique pour contrer Ilia Malinin (USA) et ses six quadruples – dont le tout premier quad axel de l’histoire de la compétition. Mais ce qui tranche, c’est que malgré cette puissance hors-normes, le temps semble ralenti. Car sur le buste, tout est contrôlé, alangui, jusqu’au plus simple mouvement de doigts. Alors, Uno nous emmène dans un ciel léger, mâtiné d’une douceur qui transcende les mots. Puis vient le renversement, la deuxième partie qui réécrit toute l’atmosphère : d’un coup, la musique explose, accélère, et la voix nerveuse de Jakub Josef Orlinski sur le Mea Tormenta Properate envahit la scène. Finie la tendresse, éclate la tourmente. Une tourmente mystérieuse, malicieuse : par son jeu d’expressions faciales, Uno entrouvre le rideau sur une étrange jubilation. Les gestes : secs et souples, cisailles. Le rythme : précipité, fuite ou complaisance dans l’angoisse. Jaillissent des moments entre spasme et souplesse, où le dos en torsion inquiétante et fascinante, répond en miroir aux postures, alors paisibles et mesurées, de la première partie : nous sommes dans l’expression pure du baroque, c’est-à-dire du désordre et de la perturbation, du renversement et de l’éclat.
Enfin, 2023-2024 : à l’ouverture de la saison, nous ignorons encore qu’il s’agit de sa dernière, mais ce que nous ne savons pas non plus, c’est combien Shoma Uno va encore bousculer le sport. Car plus qu’un athlète, c’est un artiste accompli qui se présente au public.
Parlons du magnétisme de Everything Everywhere All At Once : un programme qui nous fait voyager dans le temps. Le sentiment d’hiver de 2018 est de retour dans une version beaucoup plus énigmatique. Dès que la musique commence, nos yeux sont hameçonnés. Et comme un tour de magie, d’un coup, le monde devient tout blanc. Tour de magie, tour de force : on retrouve les sauts lancés et atterris pile sur la musique, une chorégraphie qui s’élance vers son sommet, cette séquence de pas glorieuse, puissante, violente et douce, complexe à souhait. Uno nous enferme dans une cage de temps : nous fait oublier le monde, oublier les secondes, car quand le programme se termine, c’est l’enchantement qui retombe. Le moment était à la fois très long, trop court, sans fin, si seulement. Ce qui défiait tout le reste, enfin : la montée en intensité au fur et à mesure de la saison. Le programme reprenait vie, n’était jamais le même, l’art de la scène dans toute sa splendeur : cent versions d’un canevas, chacune inimitable.
Le bouquet final est l’énigme totale de ce dernier programme libre sur Arvo Pärt. Parlons du tour de force structurel : usuellement, une chorégraphie suit un mouvement ascendant avec une tendance à l’accélération. Uno, Lambiel et Miyamoto court-circuitent cette trajectoire. Là où le Mea Tormenta réinventait le rythme en le précipitant, c’est ici le contraire qui arrive : la première partie de programme est toute en tension sur Timelapse, de Mari Samuelsen. Tension qui est élévation, comme un élan vers les nuages. Deux vitesses se trament : le surenchérissement du violon sur lui-même d’un côté, la basse binaire et régulière de l’autre. En découle une gestuelle paradoxale, à la fois métronomique et élastique. Puis, d’un coup, le silence tombe. C’est Spiegel Im Spiegel, d’Arvo Pärt. Toute la chorégraphie est réduite à l’os. Tout s’éteint. A peine plus de mélodie : ce sont des gouttes de musique qui pleuvent sur la glace. Pour la première fois, peut-être, nous voyons enfin la silhouette de Shoma, puisque quand la musique disparait, il ne reste plus que le corps, il ne reste plus qu’à se montrer. Noter la pirouette allongée : ce corps se relève lentement en harmonie avec la montée des notes. La musique finit par s’évaporer, ne reste qu’Uno, son patinage de sorcier, une dernière pirouette debout, longue, magnifique, feutrée, centrée. Puis rideau.
C’est presque poétique, pour ce patineur discret, de finir sa carrière sur un morceau qui touche au silence.
Alors pourquoi Shoma Uno est-il précieux pour le patinage artistique ?
Au-delà du palmarès, retenons la ténacité, la résilience et la longévité de ce patineur qui s’est battu avec ses adversaires autant qu’avec lui-même. Retenons la variété des performances qu’il a pu offrir, jamais une seule comme une autre, sa volonté de toujours se mettre en danger, de se renouveler, d’expérimenter et de proposer de véritables trouvailles, et en cela de pousser le sport en le révélant comme inépuisable. Retenons enfin sa passion, l’étincelle qui a toujours su renaître et avec elle, la beauté qui éclot.
Dans la grande fresque du patinage artistique, Uno n’est ni tapisserie explosive comme Hanyu, ni déchirure des conventions comme Nathan Chen. Il est plutôt couture et aiguille. Entre fil et fer, il allie force et délicatesse, souligne l’invisible, tresse ensemble des soupçons, des sensations à peine perçues, impossible à nommer, qu’il rassemble sur la glace comme des constellations. Le regarder, c’est prendre vaguement conscience de la puissance d’un murmure.
Pour lui, quel parcours exceptionnel, pour nous, quel privilège de l’avoir vu s’épanouir. Shoma Uno est – sans mauvais jeu de mot – unique, et en cela, véritablement inoubliable.
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