Qui ne s’est jamais déjà demandé ce que devenaient ses amis d’enfance ? Ceux avec lesquels on partageait nos premiers fous rires, les confessions sur le début de vie amoureuse, nos premiers émois ? Camille, Chloé et Claire sont amies. Dans la petite ville de Vive, elles explorent les limites d’une relation qui alterne entre moments de joie intense et de violences. Jusqu’au moment de l’implosion… Un texte violent et actuel signé Tiphaine Mora.

Qu’as-tu fait, ô toi que voilà, 
Pleurant sans cesse ? 
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà, 
De ta jeunesse ? 
« Le ciel est, par-dessus le toit… », Paul Verlaine. 

Ce matin-là, quand j’ai revu Camille à la caisse du supermarché, je n’ai pas eu un frisson.

Elle me précédait et posait ses articles avec une précision de ménagère. Elle portait une veste, un jean ajusté. Ses cheveux aux reflets caramel étaient répandus sur ses épaules. Une bague rutilait à son annuaire gauche. 

Elle était donc mariée. Un travail ? Une maison ? Des enfants ? 

Sa silhouette restait svelte, mais des sillons s’étaient creusés autour de ses lèvres et les lignes de son visage, qui m’apparaissait de profil, avaient perdu de leur netteté. Elle a échangé un sourire, quelques mots de politesse avec la caissière ; je n’ai pas oublié cette voix cristalline aux modulations vindicatives dont il fallait se méfier. 

Elle a payé, elle est partie.

Nos regards ne se sont pas croisés. 

J’étais de retour à Vive où j’avais grandi et passé quelques années de mon adolescence, jusqu’à l’événement. 

À Vive, il n’y a jamais rien eu. Une trentaine de maisons pour cinquante âmes. Des gens qui subsistaient sur des exploitations moribondes ou qui ne travaillaient pas. La grande ville la plus proche, cinq mille habitants, est à quinze kilomètres. 

Vingt ans après les faits, les choses n’avaient pas bougé. Le hameau poursuivait son existence tranquille. Les habitants, endogames, se connaissaient depuis des générations. On sortait entre garçons et filles du coin. On était, comme on dit, tous cousins. Mes parents avaient fait exception à la règle et pour ça, plus leur réussite, on les avait détestés. Ils tenaient un restaurant à l’extérieur du hameau et gagnaient bien leur vie. On perçait souvent leurs pneus et on leur lançait des appels anonymes. Et puis, ma mère n’était pas d’ici. 

Les parents de Camille, qui ne bossaient pas, avaient du temps pour envoyer des lettres de menaces aux miens. Quittez Vive. On ne veut pas de vous. Il va vous arriver malheur. Je me croyais à l’abri de ça. C’était leurs histoires, et Camille était mon amie. 

Au collège, tout le monde l’adulait. Les filles imitaient son style, ses manières, sans avoir son charisme. Chloé, la fille des alcooliques de Vive, et Loïc, un garçon dont j’étais amoureuse en secret, étaient ses deux satellites. Quand je suis entrée en quatrième, Camille m’a adoubée. 

Elle régnait aux Trois-Sauts, où se rassemblaient les jeunes de Vive après les cours. Là-bas, on jouait aux cartes, on grignotait des chips et des biscuits, on bronzait sur ces trois grosses pierres plates qui affleuraient du ruisseau. On était cinq, parfois dix, douze. On écoutait surtout Camille. Les garçons la dévoraient du regard, les filles l’admiraient. Elle parlait fort et ses cheveux, au soleil, prenaient des teintes peau-de-biche. 

J’ai posé la pointe de mon pied sur l’eau. 

 Les trois pierres étaient toujours là. 

 Tous les signes étaient là.

Le coup est parti de derrière, comme une balle en automne qui se niche dans la nuque d’un cerf. 

Je me suis rendue chez Loïc et Chloé. J’ai appris qu’ils s’étaient mariés. 

Ils n’avaient pas quitté Vive ; ils avaient fait construire une maison moderne et enclos leur terrain pour dissuader les cambrioleurs. Un chien montait la garde. 

  — Claire ? 

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