J’ai quitté Louis par manque d’enthousiasme ; il était dépourvu de colonne vertébrale.
Jacques, lui, n’avait que sa colonne vertébrale. Réduit à l’os. Pas de chair. Une espèce de gigantesque trou noir d’où on apercevrait trois vertèbres pour faire bien. Les écharpés des musées font plus vrai. Je m’enfonçais progressivement dans le dédale de contradictions d’une coquille vide, d’un traumatisé qui ne reviendra plus au monde.
Un soir de mars. Je me dis que les caresses sont hygiéniques. Qu’il faut se frotter les uns aux autres tant qu’on peut. Quand on ne peut plus, on pue la mort. J’ai envie de me plaindre. Je me plains. Ça ne change rien, mais ça me met en retard. Rouge d’assurance dans mon débardeur taille 14 ans. Rouge à lèvres mal étalé. Chienne de rouge plutôt que chienne de vie. J’ai mis des rouges enragés.
Je rejoins Jacques qui aime le parti pris. Jacques boit beaucoup. Il commence souvent une première bière joyeusement, l’air de dire pourquoi pas. L’air de dire j’aurais pu prendre un coca. Ouais. Deuxième bière. L’élan est à portée de verre, il suffit de le suivre. Il en a besoin pour se convaincre qu’il appartient au monde. Le plus triste : avec des bières, il y arrive. Et il daigne s’y intéresser pour le bien de la fête.
Il a d’abord proposé une Free party. Fête libre. Je préfère les fêtes de dépendants. C’est quand même davantage une fête quand on baise un corps à la fin. Et moi je veux Jacques. Tout le monde aime Jacques, il est affable, tout le monde le veut, il est sexy. Il en reste peu qui tiennent le bar comme lui. Qui ne se font pas trop leurrer. Il en reste encore moins qui se réjouissent réellement de retrouver ceux qu’ils aiment. Qu’ils ne le font pas par simple automatisme ou pire, par défaut, où iraient-ils sinon. Parachutés au Relais de Belleville, cinq pintes debout sur le comptoir doré du Relais, le temps qu’ils montent le son. J’attire son attention n’importe comment : il lit Spinoza en ce moment et j’ai rattrapé une série France Culture sur l’Ethique dans l’après-midi. Il ne s’agit pas de comprendre, ni même de réfléchir. Réfléchir c’est bon pour ceux qui ne veulent pas digérer son corps, empoigner ses cuisses. Moi je mange du Spinoza sans en garder pour plus tard, j’en mange trop pour tout lui recracher le soir même, lui vomir mon envie qu’il m’aime. Toujours est-il qu’il ne retiendra que certaines phrases provocatrices – qu’il notera plus tard quelque part – de nos introspections métaphysiques. Il consomme les gens comme les autres consomment les articles sur les réseaux, en lisant le chapô. Pas étonnant d’ailleurs qu’il n’utilise aucun réseau social, le monde réel surexploite déjà toute son attention.
Ses mots les plus littéraires sont souvent de sortie pour évoquer d’autres filles : il s’enthousiaste sans fatigue. Il s’illumine mais il ne les connait pas. C’est pour ça qu’il les aime. Furieux et inconscient. Inconsistant ? Je réalise que je l’ai entrainé dans mon sillage sans me poser de question et qu’il y a consenti sans en poser davantage. Quelle que soit l’histoire que je me raconte, tout ce qui est bon ici vient d’abord de ce qui est lâche en lui. On sort fumer entre Ella elle l’a et Il jouait du piano debout. Une trentenaire vaguement punk à l’œil félin se plante devant lui sans un regard pour moi. Elle fourre son numéro de téléphone dans une des poches de son grand caban bleu, récupéré dans un surplus militaire, en l’enfonçant aussi fort qu’elle a envie de le toucher.
« Au cas où ».
Passée la flatterie, ne reste que la brèche. Celle dans laquelle elle a cru pouvoir s’engager. Celle dans laquelle je crois m’être infiltrée. En réalité, c’est un trompe-l’oeil. Pas de brèche, pas de mou, pas de doux. Rien que le co...