Faire l’inventaire des effondrements.

07/08

Sur mes gardes, à pas de loup, portable à la main, filmant, pour me rassurer, mon arrivée en pleine nuit, je marche vers mon logement. Une maison située 16 rue Quai de Médine, à deux doigts de la Loire, finalement juste avant la cimenterie, à la frontière même entre le bitume et le gravier (autant dire les Etats-Unis et le Mexique), je veux dire : là même où la rue devient chemin de gravier, file vers la cimenterie, la forêt, le camp de voyage. 

— Parfaite demeure pour un thriller, me dis-je.

La rue, que j’emprunte et qui longe les berges, est déserte, dévastée par une tempête, tout comme ma sérénité à l’instant T. Dans les bois, sur les bas-côtés, derrière moi, devant moi, ici et là : des voix, quelques ombres, des mouvement furtifs puis le silence. Ambiance épouvante. Mon imaginaire s’emballe. Tout concorde à ma liquéfaction. Je serre ce que j’ai dans ma poche – et que mon cerveau prend pour une arme létale – la carte vitale de mon père (allez savoir ce qu’elle fait là).

Miracle, j’arrive sans encombre, j’ouvre la porte de l’appartement du rez-de-chaussée. Il est moins austère que je l’espérais. Je m’attendais à pire. Je suis un peu déçu. Depuis quelques jours, le mot austère marinait en moi, je m’étais fait à l’idée que c’était nécessaire, que j’avais besoin d’austère, d’une sévère cure d’austère, que seul l’austère pouvait me remettre sur le droit de chemin, le droit chemin du roman. Mais pourquoi mes phrases se répètent à Nevers ?

*

Je n’arrive pas à fermer l’œil de la nuit. Le silence est trop présent, trop pesant, trop total pour être honnête. Pour essayer de m’endormir, je me répète : « Je suis dans l’œil de la nuit. », « Je suis dans l’œil de la nuit. » qui mute vite en « L’œil de la nuit. », « L’œil de la nuit ». Et dans l’œil de la nuit, je me dis que j’aurais du penser à amener une tétine. Oui, une tétine. Nouveau pansement émotionnel, elle revient à la mode chez nous (les régressifs) (les adulescents) (les adultes manqués). Certes, la F.F.O. (Fédération française des orthodontistes) s’est insurgée contre cette pratique, indiquant être « abasourdie » par ce qui relève, selon les pontes de cet orga opaque, « davantage du champ psychologique – voire psychiatrique – qu’autre chose », etquientraîne « une addiction délétère et de multiples désordres au niveau de la sphère oro-faciale ». J’aurais envie de leur répondre : 

— Délétère ta mère !

et :

— À Nevers, rien n’est délétère.

2h du matin. Ne tenant plus en place, sans tétine, ni ressort, je me lève, me poste à la fenêtre, et, toutes lumières éteintes, j’observe un moment le manège de la rue du Quai Médine. Parfois des voitures s’arrêtent. D’autres passent, s’enfoncent dans la forêt ou font demi-tour. Quelques hommes marchent en boitant vers les berges. Où vont-ils ? Que manigancent-ils ? Mon no man’s land est-il le Q.G. d’une secte ?

Cet endroit est louche au possible. Je dirais même : merveilleusement louche.

3h du matin. Mon ami (pasteur) s’inquiète via SMS : « Es-tu toujours vivant ? »

Je réponds : « Oui, je crois mais je suis dans l’œil du louche ».

Puis pris d’une mauvaise inspiration, j’envoie un message à mon médiathécaire : « demain j’aimerais vraiment acheter un shampoing réparateur pour cheveux décolorés et une tétine. »

« Vraiment » : surligné 2 fois.

4h du matin. J’entends quelqu’un (pire : quelque chose ?) gratter à la porte d’entrée. Porte ou plafond. Plafond ou plancher. Je n’arrive pas à situer. Je m’arrête de respirer. Y a-t-il quelqu’un d’autre que moi dans cette maison ? Y a-t-il quelqu’un sous moi ? Sur moi ?

5h. Réponse de mon médiathécaire : « Mais vous n’avez pas les cheveux décolorés. Si ? »

Je m’endors sur le mot décoloré.

08/08 – 8h08

Je me réveille en sursaut, fracassé par mon sommeil d’insomniaque et un rêve (j’ai rêvé que j’étais maire de Never). Je me glisse dans un jogging, file à la médiathèque. Son chef m’a programmé pour la journée dix rendez-vous (environ) dont une formation à la Dark Romance.

À peine arrivé, je suis déjà débordé, au bord du burn-out.

Rentrant sous la verrière de cet ex couvent du XVIIe siècle, je me dis qu’en fait, depuis je suis né, je suis au bord du burn-out. D’ailleurs, le premier mot que j’ai prononcé, à deux ans, n’est ni maman ni papa, ni faim ni soif, mais « fatigué », puis « zuis fatigué ». À trois ans, je connaissais tous les synonymes du mot fatigué, avec une préférence pour « essoré ». À quatre ans, je conjuguais le verbe zêtre parfaitement.

Dark Romance, New Romance, Fantasy Romance, Paranormal Romance, Reverse Harem Romance, Queer Romance, Monster Romance : la formation, qui dure 3h, explore ces nouveaux genres en vogue, explique ces univers qui me sont étrangers. Sous la verrière de la médiathèque, Léa m’explique qu’il y a des codes, une recette, une mécanique bien huilée dans les trends de la romance (je prends des notes) soit : une histoire d’amour, un mâle alpha, des relations de domination, un plot twist, un cliffhanger, des red herrings, un MacGuffin, des menottes et cinq mantras qui s’entremêlent, cinq motifs récurrents : l’obsession, l’infidélité, le pouvoir, la vengeance et la vengeance. Enfin, les héros de ces récits sont à mes antipodes : c’est-à-dire musclés. Je songe : mais que fait la police, je veux dire : la Fédération Française des Orthodontistes ? Que dirait-elle de la Romance, si elle apprenait cela ? La même chose que pour la tétine, je suppose : délétère et régressif.

Léa martèle :

— 6 millions de livres vendus en 2023, 7 % du marché du livre en France, la romance, c’est de la bombe bébé, bon, en tout cas, les livres les plus empruntés ici, notamment par les djeunes. 

L’idée de la médiathèque, me demande-je, dans un éclair de lucidité ou de paranoïa (les deux faisant la paire), serait-elle de m’inciter à me muscler, me lancer dans la Dark Romance, abandonner la littérature blanche. Cette formation est-elle un message ? La médiathèque serait-elle missionnée par mes éditeurs ?

À un moment je crois bon dire :

— Me reste plus qu’à lancer la branche « Landes Romance ». 

Une blague qui tombe à l’eau. Personne ne sachant que je m’origine des Landes.

Heureusement, sonne la fin de la formation. Et la médiathèque me donne environ vingt livres à lire sur Nevers : Nevers au fil de l’eau, Nevers pas à pas, Nevers de 1906 à 1956, Nevers d’hier à aujourd’hui, Les environs de Nevers, Les écrits de sainte Bernadette et sa voie spirituelle, Bulletin mensuel de la Chambre de commerce de Nevers, etc.

Ils m’accordent deux jours pour comprendre Nevers. Trouver le coupable ?

Pas de temps à perdre, je rentre à l’appart pour écumer les pages, les livres, les siècles. Pour rester concentré, réveillé, je carbure au Cacolac. Fenêtres ouvertes, canicule oblige, j’entends le bruit de la cimenterie. Un souffle rauque. On peut parler de respiration, je crois. Je prends mon chronomètre, le déclenche : toutes les trente minutes, un camion de ciment passe rue Quai de Médine. Il y a de la vie à la cimenterie. 

Nuit du 08/08

Après 3h de bachotage, je comprends que, si, avant le XXe siècle, Nevers vivait avec la Loire (rapport aux poissons, aux activités aquatiques, aux bateaux-lavoirs, etc), ensuite, au XXe, Nevers s’est construit contre la Loire, s’est coupé de la Loire. Et, crime absolu, puisque son affluent, la Nièvre, a été recouvert par la Maison de la culture, un MacDo et la Nationale 7 (route qui la sépare désormais de la Loire). Je note : « Désengorger Nevers, en enfouissant la Nièvre ».

Également, je pige que je niche au cœur d’un quartier englouti de Nevers. Englouti, oublié et relégué : l’ex-Quartier des Pâtis, démoli dans les années 60 pour réaliser la déviation de la RN7 (RN7 qui consacrait, elle, la toute-puissance gluante de l’automobile).

Délimitée par les rues de la Poissonnerie et du Pont Cizeau, la zone était animée.  L’habitaient mariniers, pêcheurs, voituriers par eau, charpentiers de bateau, vendeurs du marché aux poissons, Le petit Matelot, etc. Un passé révolu. Toutes leurs traces ont disparu. Reste un nom en guise de consolation : la Rue de la Poissonnerie. Comme si Nevers avait tourné la page de La Loire. Les habitants des Patis ont été relogés petit à petit vers la Grande-Pâture. Exceptées les dix maisons qui gisent rue Quai de médine où je loge.

Je me dis

que

j’habite un vestige.

La nostalgie de ce vestige.

2h du matin. Devant la maison, deux voitures se garent. Une Mini blanche, une Clio grise. Deux femmes en sortent, discutent, fument une clope. Assises sur je ne sais quoi. Elles parlent. Des amoureuses clandestines ?

3h. Un mec torse nu passe dans la rue en se brossant les dents. Aurais-je des hallucinations ? Faut-il que je réduise ma dose de Cacolac ?

4h. Trop de monde passe dans la rue du Quai de Médine. Je m’attends à tout moment à être visité, cambriolé, alpagué. Mais, ô rage, ô déception, rien ne se passe.

5h. Toujours ce même bruit. Quelque chose gratte quelque part. Sur le toit ? Dans ma tête ? Et, pire : j’ai l’impression que cette chose m’observe.

09/08

Ce qui devait arrive. Ce qui doit arriver arrive toujours. On sonne à la porte. Quelqu’un a découvert mon existence. Fuir ? Impossible : ma fenêtre donne sur l’entrée. À contrecœur, résigné, enfilant babouches et robe de chambre en soie, j’ouvre la porte. Personne. Rien, ni personne. Si ce n’est un pli, sur le perron : une enveloppe d’un expéditeur inconnu. Je l’ouvre : une carte + un plan. Une carte de Nevers et un plan de la Nationale 7, barré d’un titre : « La RN7 m’a tuer ».

Lucide, je songe :

— Tiens, il y a un corbeau à Nevers.

Faisant fi de ma parano (...