Attraper son cerveau au lasso.

14 août

Lorsque la journaliste du Journal du Centre, présentée par la médiathèque, me demande pourquoi Nevers ? Pourquoi venir à Nevers en résidence d’écriture ? Je panique. A deux doigts de dire que je viens là pour relancer l’enquête sur la mort de Bérégovoy en 1993, je rattrape, in extremis, ma réponse. Je tourne sept fois la langue dans mon cerveau. Je ferme les yeux. Je me concentre. Cerveau tenu au lasso, je réponds posément, professionnellement, solennellement : 

— Je suis les traces de Marguerite Duras.

Je m’applaudis. Trop vite. Le lasso craque : 

— Elle a pas fini le boulot, la Duras. Bah donc, je suis ici pour achever son travail. Je veux dire son étude partielle de Nevers. Elle a un peu roulé Nevers dans la farine, ma Duras. C’est dur de faire le portrait d’une ville, vous savez. Et elle. Elle a fait croire que…

Je rattrape ma langue au lasso :

— Mmm… oui voilà, bon, je veux épuiser Nevers, re-durassiser Nevers, taguer Nevers de ses phrases, d’haïkus d’amour… 

Mais difficile de dompter un pur-sang. Malgré tout, j’essaie de m’auto-saupoudrer de sérieux :

— Vous voyez, oui mon projet est d’écrire Nevers infra-ordinaire comme Jacques Roubaud a écrit Tokyo infra-ordinaire. Rencontrer des taxis, des épiciers, des coiffeuses. Suivre la BAC de Nevers, déambuler, faire un stage dans votre journal, ce genre de choses.

En guise de conclusion, je dérape :

— Bref en fait je vais me présenter à la mairie de Nevers. Ah ah.

15 août

Je réfléchis sérieusement (ce qui m’arrive rarement). En tant que maire de Nevers, ma première décision sera d’élargir, d’étendre, la rue Marguerite Duras, de la transformer en avenue, en boulevard, en route nationale (la RN Duras). Mes autres décrets, je les grave dans le marbre de mon esprit :

  • Transférer la mairie au Café de la Barre,
  • Racheter l’Hôtel des Ventes,
  • Désentuyauter la Nièvre, 
  • Désenfouir Nevers,
  • Reconnecter la ville à la Loire,
  • Reconstruire le parking-port des bateaux-lavoirs,
  • Dynamiter le Skate Park, le Mercure, la Maison de la culture ; les remplacer par des cabanes à huîtres,
  • Faire sauter l’Intersport de Nevers pour y remettre la halle du marché Saint-Arigle, 
  • Rouvrir la mythique piscine de la Jonction (1959-2009),
  • Abolir la rue du Calvaire,
  • Débaptiser le pont Mal Placé, le renommer pont Bien Placé,
  • Légaliser la rue du Clou, la rue de l’Herbe, l’allée des Tilleuls,
  • Remplir la rue Déserte,
  • Relocaliser les pharmacies impasse de la Grippe,
  • Planter des ceps rue des Vignes
  • Annexer le Groenland,
  • Interdire les frontières,
  • Nationaliser la cimenterie (simplement pour le plaisir de nationaliser), (et pourquoi pas nationaliser Nevers ?), 
  • Recouvrir les murs de la ville de graffitis durassiens,
  • Lancer le Nevers Mule (4 cl de Vodka Never, 12 cl de Ginger Beer biologique de Nevers, 1 cl de Jus de citron (ne)vert).

Bien sûr mon programme susciterait quelques jalousies, quelques résistances, un peu d’opposition (rien de plus sain). Mais, avec quelques pots-de-vin, deux trois promesses d’emplois fictifs, tout s’arrangerait.

NB : Que faire de l’impasse du Poids de la Ville ? Pour résoudre cette question, je lancerai un référendum.

16 août

L’article du Journal du Centre paraît dans l’édition du samedi. Heureusement la journaliste a repris seulement 10% de ce que j’ai dit.

17 août

Journée studieuse. La médiathèque me fait visiter trois librairies (Les Audacieuses, Le Cyprès, L’entre II), la porte du Croux, le musée de la Faïence, le théâtre de Nevers (joyau du début du XVIIIème siècle). La médiathèque a d’ailleurs une idée : m’enfermer toute une nuit dans le théâtre. Mais comment être sûr que ça ne sera qu’une nuit ? Voudraient-ils, à tout hasard, se débarrasser de moi ? Non. C’est pour mon bien. Mon inspiration. Ils veulent reproduire la collection Ma nuit au musée mais au théâtre. Avant de leur donner mon accord, je leur demande :

—Combien de fantômes ?

Combien de fantômes au mètre carré dans ce théâtre ?

Pour méditer sur la question, je retourne au musée de la Faïence, où je fais une fixation sur le tableau Mauvais Genres, que je prends en photo. Est-ce vraiment le nom du tableau ? En regardant ma photo après coup, je suis frappé par sa beauté, qui me fait penser au travail du photographe Gérard Uferas (être son assistant pourrait être une reconversion possible).

Fin de journée, exténué, je me réfugie au café bar PMU de la Barre, place Chaméane, où j’apprends que :

1. « Amazing Luna » n’a pas de marge,

2. « Grey darling a son mot à dire »,

3 . « Esprit Chic s’allège » ,

4. La mère de Laggy Star est « une reproductrice très correcte »,

5. Sainte Royale sera munie « d’oeillères australiennes ».

Fabuleuse sémantique du turf. 

Un instant, je me demande d’ailleurs quelle est la différence entre les œillères australiennes et mes œillères labruffiennes. Lesquelles sont les plus efficaces ?

18 août

Je commande neuf exemplaires d’un Maigret (La jeune morte) à la librairie Les Audacieuses. Les propriétaires doivent encore se demander pourquoi.

19 août

J’apprends l’existence d’un Paradis à Nevers. Je m’y précipite. Ce qui devait arriver arrive : le Paradis, à Nevers, est une école de conduite de poids lourds. Je m’y inscris à toutes fins utiles.

20 août

Au Café de la Barre, je savoure, un peu coupable certes, un fait divers.
« FAIT DIVERS : Les habitants de certaines rues du centre-ville de Nevers sont en colère. Des tags rouges ont pris place sur différentes façades d’immeubles en centre-ville. “Amour” ; “gloire” ; “sex” ; « & beauté des mains »… Ces « oeuvres » ont été retrouvées dans la rue Fonmorigny, et celle du Fer, au grand désarroi des habitants. Mais peut-on parler d’oeuvres ?.»

Oui, je crois qu’on peut parler d’oeuvre. Dégradation = oeuvre.

21 août

Une « brigade antitags » est montée à Nevers.

22 août

Il est temps que je parte.

23 août.

Mais pourquoi pas, quand même, commettre un dernier tag ?

—— ***——

14 août

Lorsque la journaliste, présentée par la médiathèque, me demande pourquoi Nevers ? Pourquoi venir à Nevers en résidence d’écriture sachant que j’habite en Islande ? Je panique : j’ai une vague sensation de déjà-vu. Pour éviter tout contact avec la redite (vade retro déjà-vu-vécu-lu, vade retro bis repetita !), je décide de rentrer me barricader à l’appart.

Sur le chemin, je rencontre des gens casqués, dangereusement étranges, errant sur les berges. Une nouvelle mode ? Perché sur sa moto, de loin, l’un m’alpague.

— Dites-moi ?

— Oui ?

— Vous n’auriez pas une tétine sur vous ?

Sans répondre, je décampe. En réfléchissant. Peut-être parlait-il de ce machin en caoutchouc qui sert à protéger la vis de purge du frein. Oui, je m’y connais en moto. Et surtout en rouille.

Peu importe, arrivé à la maison, je m’enferme à double tour, m’affale sur le sofa, caresse mon perce-oreille pour me calmer.

15 août

Le chef de la médiathèque me fait découvrir le Port de Nevers. Il y a donc bien un port à Nevers, également appelé Port de la Jonction et abritant une capitainerie où la médiathèque a décidé d’ouvrir temporairement une annexe.

Point de départ du canal de la Jonction, halte fluviale située de l’autre côté de la Loire, à 15 mn du centre de Nevers, ce port minimaliste est un havre de paix bucolique. 

Parqué en face de la capitainerie, un bateau : le bien nommé Coin Perdu. Derrière, se cache madame Zigzag.

16 août

Je tilte, me tape le front, me hurle : 

— Mais bien sûr !

Quoique périmées, mes neurones reconnectent le lieu au réel. Le Canal de la Jonction est la tombe, le champ d’honneur, de Bérégovoy. Il s’y est suicidé. A 10 mn de la capitainerie, légèrement au Nord, au bord du canal, une stèle a été édifiée pour lui rendre hommage. Je vais m’y recueillir. Je ne suis pas le seul visiblement. Quand j’arrive sur la place, un homme est en train prendre photos et selfies. Mille environ.

Sur la stèle est gravé :

« Ici le 1er mai 1993 un juste a retrouvé la Paix.

Pierre Bérégovoy (1926-1993)

Dans la nuit de ce monde, le juste brillera »

Le mec m’interroge, comme si j’étais expert ès Nevers ou professeur d’histoire socialiste :

— C’était un Juste, Béré ?

Ne voulant pas le décevoir, je prends un air concerné :

— Mmm… pas au sens historique, mais plutôt au sens mitterrandien du terme, je pense.

Je file, le laisse en plan. De peur qu’il me pose d’autres questions techniques. Par exemple : pourquoi la stèle indique 1926 comme année de naissance alors que le site du gouvernement annonce 1925 ? Qui frelate quoi ?

Nuit du 16

La nuit est blanche. Je révise mon Bérégovoy. Maire de Nevers entre 1983 et 1993, cumulant les mandats, député ministre maire (le fameux temps du en même temps), il a fait décoller Nevers en construisant l’autoroute de l’Arbre qu’il aimait prendre la nuit avec son chauffeur. L’autoroute (constellée de cinq arbres – environ) était son bureau. Lançant de grands chantiers, il a contribué à transformer le visage économique, architectural, culturel et urbain de Nevers, a développé ses infrastructures. A sa mort, c’est un peu Nevers aussi qui est mort.

Accusé, acculé, fragil...