Une session de shopping peut vous sortir de n’importe quel embarras. Même une « housse pour Togo à prix réduit » vous servira de bon prétexte. Oui, mais… Parfois, pour changer de vie, il suffit d’une toute petite impulsion. Faire un doigt d’honneur, et ciao bye bye ! Dans ce texte mordant, Lisa Delille, avec l’humour qu’on lui connaît, transforme une simple en course en véritable fuite en avant.
Le vendeur t’impose ses conditions par salves lapidaires. Jeudi 11 heures. Avant, pas possible. Après, l’infirmière passe. Samedi ? Même pas en rêve. Reçu des dizaines de messages. Ça se bouscule au portillon. À prendre ou à laisser. Merci de confirmer.
Tu mesures l’aubaine. Togo à 400 balles. À Paris, c’est minimum 1 000. Certes, la housse laisse à désirer, mais bon. 400 balles. C’est donné. Même en comptant l’essence et le péage.
Tu ressasses les arguments du vendeur. Ce qui compte pour Togo, c’est la mousse. Tant que la mousse tient la route, tout va bien. Togo, c’est 90% de mousse, 10% de housse.
Tu entres l’adresse dans Map. Résidence des Bordes, rue des Prés de la Comtesse, Provins. 103 kilomètres à parcourir. 1 heure 27 minutes en voiture.
Tu ouvres Agenda dans Téléphone mais tu sais d’avance qu’il y a un hic. Ta boss t’a calé un point à 11 heures. Tu le sais. Elle est passée mardi pour te le dire. Tu étais assise seule à ton poste au milieu de Open-space. Tu avais laissé les autres à la cantine.
Tu te croyais seule et faisais défiler Togo sur BonCoin. Quand elle t’a effleuré l’épaule, tu as sursauté sur ton siège pivotant. À présent, tu penses Fuck le point. Tu confirmes au vendeur. 11 heures demain. À Provins. Merci bien.
Tu reposes Téléphone et éteins la lumière. À tes côtés, Gildas dort du sommeil du juste, les mains croisées sur la poitrine.
Le lendemain, tu fais couler le café pendant que Gildas se lave. Tu réveilles tes gosses, leur sers le petit-déjeuner, les habilles. Gildas est prêt. Long manteau noir et serviette en cuir. Main sur la poignée, il n’attend plus que la marmaille pour partir.
Sur le seuil tu leur dis À ce soir ! et files te préparer. Tu es heureuse pour une fois de ne pas avoir à te maquiller.
En descendant au parking, tu envoies SMS à ta boss. Enfant malade. Chez Pédiatre à 11 heures. Décaler point cet après-midi ou demain ? Avec un peu de chance, elle te laissera tranquille aujourd’hui. Elle comprendra. Elle-même en a quatre, des gosses.
Tu prends place dans Mercedes. Des années que tu n’as pas conduit. L’impression grisante d’être une gamine qui fait le mur. Tu n’as plus 42 ans, tu en as 16.
Tu remontes à la surface au pas. Surtout ne pas rayer la caisse. Gildas te tuerait. Gildas est inoffensif sauf pour ce qui touche à son SUV.
Tu mets un temps fou à programmer GPS. Pas prévu d’écran tactile chez Mercedes. Les cons ! Le temps que tu y parviennes, tu es sur le périphérique. Il est fluide.
Tu longes à présent la Seine. Sur ta droite, Hôtel Chinagora ressemble à un décor de cinéma. Tu traces ta route, les mains vissées à 10 heures moins dix sur le volant, comme à l’auto-école.
À mesure que la ville devient moins ville, tu te décrispes.
La ville s’est fait campagne. Les champs sont nus. Des corbeaux sautillent sur une terre marron. Une légère brume coiffe les mottes.
Dans un virage, à l’orée d’un petit bois, un routier. Aux Gars d’la Route, ça s’appelle. Trois poids-lourds sont garés sur le parking. Tu te fais la réflexion qu’on écrit des romans avec moins que ça.
Tu passes le panneau Provins Ville fleurie. S’ensuivent d’autres panonceaux de tailles diverses vantant la cité médiévale, une auberge style Maître Kanter, une cave à fromages, un magasin Action.
Tu traverses le centre-ville, passes un petit cours d’eau, pénètres dans la Zone d’Aménagement Concerté.
Tu es arrivée à destination, annonce la voix vocodée du GPS.
Sur les prés où s’ébrouaient jadis les moutons de la Comtess...