Dans un RER froid d’hiver, une canette de bière à la main, un professeur cherche un peu de courage pour affronter l’absurdité de son quotidien. Avec subtilité et ironie, Alain Lavency interroge la fragile frontière entre normalité et marginalité, entre révolte intime et conformation sociale.
Il est avec A dans un train. Ils se tiennent par la main. Le wagon est complètement vide et ils sont comme seuls au monde. Par la fenêtre on ne voit rien sinon la nuit et la neige et quelques lumières au loin. Il ne sait pas où ils vont mais cela ne l’inquiète pas. Il est avec A et c’est tout ce qui compte. Il serre la main de A, est infiniment heureux de pouvoir le faire, d’être avec elle.
Soudain il se souvient que c’est impossible, qu’ils ne sont plus ensemble et se réveille en sursaut dans son lit. La pièce est sombre. Par la fenêtre il voit que le jour se lève. Il regarde l’heure : 7h15. Dans une heure il doit être à la fac, où il a un cours de littérature à donner. Il se sent triste et angoissé et n’a aucune envie de se lever. Mais il n’a pas le choix. Il a eu du mal à obtenir ce poste et ne veut pas le perdre.
Il met de la musique à fond – Move on Up, de Curtis Mayfield – pour se motiver et prend une douche bien chaude. Puis il s’habille – un jean, un pull à col roulé noir, une veste en cuir noire, des boots –, prend son sac, descend les marches de son immeuble et sort dans la rue. C’est l’hiver, il fait froid et le ciel est gris. Il met ses écouteurs, lance Only a Shadow des Cleaners From Venus et marche vers le RER.
Sur le chemin, il pense à sa vie sentimentale, qu’il trouve triste à mourir. Il y a six mois A l’a quitté. Avant A, il avait eu une relation avec B, qui avait aussi fini par le quitter. Il ne s’était disputé ni avec A ni avec B. Simplement, après un certain temps, elles s’étaient rendu compte qu’elles n’étaient plus amoureuses de lui, ou qu’elles ne l’avaient jamais été, et avaient mis fin à la relation. Pourquoi ces femmes n’étaient pas restées ou tombées amoureuses de lui ? Qu’est-ce qui lui manquait au juste ? Était-ce parce qu’il n’était pas assez beau ? Ou parce que son avenir était plus incertain qu’un brouillard anglais ? Ou parce qu’il était incapable de monter un meuble ?
Comme il descend la rue Monge, il essaie de chasser ces pensées douloureuses. Il se sent toujours aussi triste et angoissé. Donner cours dans cet état lui paraît impossible. Il doit trouver une solution, et vite. L’idée lui vient en passant devant une épicerie. Il rentre, achète une grande cannette de bière, la glisse dans son sac. Il prend le métro jusqu’à Châtelet puis monte dans le RER en direction de Créteil. Il s’assied, lance Ride Into The Sun des Velvet Underground, sort la canette de son sac, la décapsule, boit quelques gorgées. Il accueille la douce amertume de la bière avec plaisir et soulagement. Aussitôt il a l’impression de se sentir mieux. Pendant tout le trajet jusqu’à la fac, il savoure sa bière en écoutant de la musique, et c’est légèrement ivre qu’il descend du RER.
L’angoisse et la tristesse ont pratiquement disparu. Il se sent plus léger, plus joyeux, plus courageux. Il sort de la station, traverse le campus et rentre dans le bâtiment L, l’édifice gris plutôt sinistre où il donne cours. Quand il arrive dans la classe ses élèves sont déjà là. Il les salue et commence aussitôt le cours du jour, qu’il a décidé de consacrer aux troubadours. Il leur parle de Marcabrun, de Jaufré Rudel, de Bernard de Ventadour (le meilleur d’entre tous selon lui), leur explique pourquoi on considère que ces poètes ont réinventé l’amour, leur lit des poèmes d’amour heureux ou malheureux qui lui donnent les larmes aux yeux.
Quand deux heures plus tard il sort du bâtiment L il est content. Le cours a bien marché. Les élèves étaient intéressés et impliqués. Il y a même une fille qui, à la fin, est venue lui dire qu’elle avait adoré le cours d’aujourd’hui. Il aime enseigner. Il a l’impression que ça justifie un peu sa morne existence, donne enfin sens à toutes ces lectures solitaires. Et puis, plus simplement, il aime parler des auteurs qu’il aime et donner envie de les lire à d’autres. Ses cours ne sont peut-être pas très académiques, mais c’est un bon prof, il le sait. Il reprend le RER, rentre chez lui et passe le reste de la journée à lire Dostoïevski.
Le lendemain il reçoit un mail du directeur du département de lettres. Il est convoqué dans son bureau dans deux jours. Aucun motif n’est précisé. Il sent le stress l’envahir. Il dé...