Comédie musicale de science-fiction, Neptune Frost embrasse une esthétique cyberpunk pour raconter l’histoire d’un groupe de révolutionnaires en période de dictature. Distorsion d’image et musique techno viennent défaire l’esclavagisme, la colonisation et le patriarcat.
De plus en plus de films des pays africains rejoignent nos salles et nos festivals – en témoigne l’omniprésence du continent cette année à Cannes. Nombre d’entre eux semblent s’emparer de motifs fantastiques pour témoigner des conditions sociales de leurs pays. Ce fut notamment le cas d’Atlantique de Mati Diop, dans lequel des ouvriers Sénégalais qui tentent d’atteindre l’Europe reviennent hanter leurs proches. Plus récemment, dans Barrage d’Ali Cherri, un travailleur soudanais entreprend un voyage mystique. Neptune Frost, réalisé à quatre mains par le musicien américain Saul Williams et la réalisatrice franco-rwandaise Anisia Uzeyman, est une œuvre bien plus radicale. Pour résumer ce film protéiforme, disons qu’il suit la trajectoire d’un personnage de hacker intersexe qui rencontre un groupe de cyber-pirates composé majoritairement d’anciens mineurs de coltan. Neptune Frost fait table rase d’une narration traditionnelle et se raconte à travers un ensemble de visions psychédéliques où la technologie semble avoir fusionné avec les corps.
Du corps aux ondes
Dans cette société futuriste autoritaire, les maux de la population renvoient aux maux actuels d’une Afrique post-coloniale. Pourtant l’ennemi n’apparaît jamais directement, il se cache par-delà les océans, truque les élections et manifeste son courroux via une police armée. Dans un futur nébuleux, ces magnifiques terres, filmées avec un amour certain pour la nature sont arrachées aux habitants, et contrôlées par des forces occidentales invisibles. C’est là qu’apparaît Neptune, un être androgyne dont la première partie du film documente la libération. Homme que l’on voudrait conditionner à son genre, elle parvient à s’extraire de cette prison charnelle et à endosser sa véritable identité. Par cette délivrance, elle acquiert le pouvoir de faire basculer l’ordre établi et de ne faire qu’un avec la technologie. Sa rencontre avec le groupe est d’abord marquée par une scène hypnotique de trance, de chant et de danse. Elle prend alors le contrôle d’internet jusqu’à contaminer l’écran de cinéma. L’image se tord, se fissure, et le pouvoir de Neptune tente de s’infiltrer jusque dans notre société. La réponse de l’ennemi est radicale, un drone survole le village, puis vient l’explosion finale, l’éradication soudaine et tragique du mouvement dissident. Mais Neptune ne peut être vaincue. Ayant fusionné avec les ondes, avec les réseaux, sa transition de genre, qui concorde avec son insurrection politique, la rend imperméable aux attaques du pouvoir autoritaire. En cinéastes rebelles, Williams et Uzeymann font coïncider la révolte des protagonistes avec leur propre désir de créer une œuvre libérée des codes et des règles d’un cinéma traditionnel, à la ligne narrative bien plus claire. La narration demeure brumeuse, seules quelques bribes d’informations viennent éclairer cette histoire. On y mentionne des dimensions, des réseaux, des planètes, en laissant le soin au spectateur d’imaginer un univers bien plus immense que ce qui nous est montré. Le film est composé de symboles et de métaphores, tel le groupe de cyber-pirates nommé Martyr Loser King, référence évidente à la lutte contre la ségrégation menée par Martin Luther King. Ce cinéma, qui se veut innovant, n’en oublie pas de construire des personnages profondément humains, comme en témoigne le parcours de Neptune parsemé de scènes qui caractérisent son humanité : un croc vorace dans une brochette, une paire de talons qu’elle enfile, ou bien un contact impromptu avec un nouveau-né.
Cette exaltation des corps marque la libération des personnages de leur condition d’esclave.
Néo-musique
Lorsque la première partie de Neptune Frost s’achève, nos doutes concernant l’artificialité esthétisante du cadre de science-fiction pour raconter une histoire dans l’air du temps se sont envolés. Les cadres sont magnifiques, baignés dans de somptueuses lumières colorées. Les costumes mélangent le cyberpunk, les tenues traditionnelles africaines ainsi que les couleurs bariolées qui nous ramènent à un univers de boîte de nuit techno. Les vestes sont faites de claviers d’ordinateurs, les casques ressemblent à des téléviseurs cathodiques, et les murs sont recouverts de circuits informatiques. Cette fusion de tradition et d’esthétique futuriste presque surannée se retrouve dans la musique composée par Saul Williams. Aux chants et tambours africains s’ajoutent des synthés et des nappes électroniques. Les danses survoltées se muent en trance. Cette exaltation des corps marque la libération des personnages de leur condition d’esclave. Lorsque le chef des cyber-pirates, Matalusa,voit son frère tué dans la mine au tout début du film, des musiciens apparaissent soudain dans le plan, les ouvriers se mettent à chanter, et c’est par l’art que le groupe se défait de son asservissement. Le long-métrage devient alors dirigé par la musique, jusqu’à ce que les mouvements de Neptune eux-mêmes concordent avec l’ambiance sonore électronique. La technologie sert à relier les êtres entre eux, à connecter les humains à leur environnement. Ce qui compte, ce n’est pas d’avoir du réseau, c’est ce que l’on en fait, le message que l’on souhaite véhiculer. Le propos est un peu naïf mais témoigne habilement des questionnements actuels sur les usages d’internet. Les dialogues sont souvent intelligibles, mais c’est surtout le rythme des mots qui frappe et les phrases demeurent… Neptune et son parcours christique, guidée dans ses rêves par des anges-techno, survit par-delà le film, après le générique. Les mots surréalistes de son chant vibrent sur l’image numérique comme dans nos esprits : « Libations à la quatrième dimension Accordées ».
Neptune Frost, réalisé par Saul Williams et Anisia Uzeyman, avec Cheryl Isheja, Elvis Ngabo et Bertrand Ninteretse « Kaya Free ». En salles le 10 mai.