Zone Critique revient sur la pièce Abigail’s Party actuellement représentée au théâtre de Poche-Montparnasse dans une brillante mise en scène de Thierry Harcourt.
Mike Leigh n’a pas attendu la série américaine Desperate Housewives pour écrire sa pièce, Abigail’s Party, sur les frustations de la petite bourgeoisie de la banlieue londonienne. En 1977, après une fragile percée au cinéma – un premier film salué par plusieurs prix mais boudé par le public –, il décide de revenir au théâtre, son premier cheval de bataille. Un retour un peu par dépit qu’il pense éphémère. Et il est vrai qu’aujourd’hui, on connaît moins Mike Leigh en tant que metteur en scène que cinéaste. Pourtant, le succès ne se fait pas attendre : en Angleterre, Abigail’s Party emporte immédiatement l’adhésion et est adaptée à la télévision.Focus sur un bijou théâtral injustement méconnu en France.
Suburban’s life
Replaçons le contexte. Fin des années 1970, de l’autre côté de La Manche, le swinging London est balayé par la dictature du confort matériel et de l’ordre permanent. La rigueur post Seconde Guerre mondiale fait son come-back. Pour être respectable, il faut être conforme ; ne pas dépasser les limites, porter une cravate et se peigner avec de la Brylcreem (une célèbre marque anglaise de crème coiffante, ndlr). Abigail’s Party dépeint ce mode de vie qui gagne peu à peu la société anglaise et notamment les classes moyennes. Mike Leigh, lui-même, a grandi dans une banlieue aisée. Son inspiration découle de ses propres frustrations face à un quotidien normalisé et un consumérisme exacerbé.
Dans Abigail’sParty, Beverly et son mari Peter reçoivent un couple voisin, Tony et Angela, et Susan dont la fille Abigail donne une fête dans un pavillon attenant. L’hôte Berverly est complètement obnubilée par les apparences. Paradoxale, elle se persuade qu’on doit s’accomplir par soi-même en même temps qu’elle ne peut s’empêcher d’imposer aux autres quoi faire. Durant le dîner, elle resserre abondamment les verres de ses invités sans leur laisser le choix. Elle peut paraître effrayante – le maquillage outrancier de la comédienne Lara Suyeux ne laissera pas dire le contraire – mais se révèle vulnérable et triste. Avec Peter, ils ont « matériellement » réussi mais sexuellement et spirituellement échoué. Il aspire au cérébral, elle veut juste passer du bon temps et dépenser sans compter.
Leurs invités Angela, campée par Alexie Ribes en combi seventies sexy, et Tony semblent honnêtes et sans prétention. Ils viennent de s’installer dans le quartier, ont acquis une maison, ils ne leur manquent plus que la meubler. Inévitablement superficiels, ils sont en phase avec leur nouveau rôle de voisin. Et que dire de Susan ? Serait-elle une mère modèle ? Franche mais épouvantablement polie, elle ne paraît pas à l’aise au milieu de la petite fête de Beverly. Elle se démène néanmoins bravement – Séverine Vincent le joue à merveille.
Tous ensemble, ils tentent de combler un vide existentiel par excès d’alcool et de paroles creuses
Sous le vernis des apparences
Tous ensemble, ils tentent de combler un vide existentiel par excès d’alcool et de paroles creuses. D’ailleurs, le titre ne dit rien de la pièce : ce n’est pas la sauterie de l’ado Abigail qui est mise en scène mais une autre plus cruelle, celle des adultes. Le texte de Mike Leigh met en lumière la déception sous le vernis de la satisfaction, répandue dans des dialogues prosaïques. Pas de révélation étonnante ou de discours réfléchi, et pourtant. Les commentaires faussement innocents piquent aussi douloureusement que les insultes, et sont encore plus drôles par leur laconisme. Mais attention à ne pas se méprendre, il ne s’agit pas d’une comédie mais d’une tragi-comédie. En effet, le petit cocktail de Beverly va se révéler plus explosif qu’on aurait pu le penser. Et virer au cauchemar. Qui fera tomber le masque en premier ?
- Abigail’s Party de Mike Leigh, mise en scène de Thierry Harcourt, avec Cédric Carlier, Dimitri Rataud, Alexie Ribes, Lara Suyeux et Séverine Vincent, au théâtre de Poche-Montparnasse.