Considérant le football comme une véritable école de la vie, Albert Camus eut jusqu’à sa mort un lien indéfectible au ballon rond, contracté sur les terrains de terre battue d’Alger dès son plus jeune âge. Le prix Nobel de littérature parsema d’ailleurs son œuvre de discrètes allusions à sa discipline de cœur.
Le 17 décembre 1957, Albert Camus remet à France Football un texte sur son expérience de footballeur. En réalité, il s’agit d’une chronique publiée quatre années plus tôt dans le Bulletin du RUA, son ancien club à Alger. Le geste de Camus n’est pas anodin. Une semaine plus tôt, le romancier recevait le Prix Nobel, qu’il dédia à son ancien instituteur, Louis Germain, et aux terrains en tuf de la fin de semaine.
L’écrivain, consacré par la plus prestigieuse récompense littéraire, rend ainsi hommage au sport le plus dédaigné des cercles intellectuels, et dénonce leur snobisme pour mieux affirmer qu’un « artiste ne méprise rien », qu’aucune expérience humaine ne doit lui être étrangère. L’auteur de L’Étranger ne se contente alors pas de dresser l’éloge paradoxal du ballon rond, mais souligne combien ce sport est constitutif d’une philosophie pratique de l’existence.
En 1928, Camus s’inscrit à l’Association sportive de Montpensier, avant de partir jouer au Racing Universitaire d’Alger. Il y occupe le poste de gardien de but. Le football occupe alors pleinement l’existence du jeune homme. Celle-ci semble même structurée par les séances d’entraînement et les matches de fin de semaine : « Je piétinais d’impatience du dimanche au jeudi, jour d’entraînement, et du jeudi au dimanche, jour de match ».
L’écrivain évoque sa relation au football comme une véritable passion, attrapée sur les terrains de sa jeunesse : « Je ne savais pas que je venais de contracter une liaison qui allait durer des années à travers tous les stades du département et qui n’en finirait plus ». Il souligne également combien son amour pour son sport est associé à la nostalgie de sa jeunesse. Ces souvenirs de l’âge tendre nous éclairent aussi sur la pratique du football à Alger. L’auteur y délivre en filigrane une histoire matérielle de ce sport. Se pratiquant sur des terrains en tuf, souvent cabossés, il ne pouvait se jouer dans des conditions optimales. Pour Camus, le premier enseignement moral apporté par le football provient précisément de ces conditions de jeu difficiles : « J’appris tout de suite qu’une balle ne vous arrivait jamais du côté où l’on croyait. Ça m’a servi dans l’existence et surtout dans la Métropole où l’on n’est pas franc du collier ». Le football incarne ainsi un champ de confrontation dans lequel les choses ne se déroulent jamais comme on voudrait qu’elles se déroulent. L’accident, la triche, l’erreur de jugement, la topographie irrégulière du terrain sont autant d’éléments qui peuvent venir perturber l’action. Ils forcent le joueur à s’endurcir, à braver des forces contraires, à tout faire pour l’emporter. La première leçon de choses camusienne s’impose donc crampons aux pieds.
Cette expérience du jeu se retrouve également dans les œuvres de Camus. Dans Le Premier Homme, par exemple, Jacques évoque le football comme « son royaume » durant les récréations. Pour jouer, il désobéit à sa grand-mère qui l’interdit de parties afin de ne pas user ses chaussures. La « passion de tant d’années » du personnage n’est pas sans rappeler celle du jeune Albert. Dans La Peste, le héros discute également football dans un bar. Camus profite de ce dialogue pour nous donner sa définition de ce sport : « Distribuer le jeu, c’est ça le football. » Le ballon rond se présente donc avant tout comme une relation entre différents joueurs. Il est à cet égard frappant de trouver dans un roman consacré à une maladie anéantissant tous les rapports humains la présence d’un sport qui incarne la solidarité. Le football y constitue ainsi le remède à la peste, qui sépare les hommes.
Dans ses Carnets, Camus évoque le rôle du football dans son roman :
Étienne Villaplane, depuis que les matches de football sont interdits, s’ennuie le dimanche. Il traîne dans les rues, donne des coups de pied dans les cailloux qu’il essaie d’envoyer droit dans les bouches d’égout (« Un à zéro », dit-il. Et il ajouta que la vie était vache).
Sans football, l’homme perd donc le sens de son existence. Alors qu’il transforme par désœuvrement, chaque objet, mégot ou caillou, en un ballon dans lequel il frappe, le héros aspire à retrouver un lien avec autrui. Dans cette période où chacun se replie sur lui-même, le sport est donc un vecteur de résistance. Ce lien vital inhérent au football se retrouve également dans les ébauches de l’Été. Camus avait d’ailleurs songé à y ajouter un texte consacré à la chaleur des terrains de terres battues et à la fièvre des affrontements entre amis.
À la fin de son article pour France Football, Camus écrit cette phrase passée à la postérité : « Car, après beaucoup d’années où le monde m’a offert beaucoup de spectacles, ce que finalement je sais sur la morale et les obligations des hommes, c’est au sport que je le dois, c’est au Racing Universitaire d’Alger que je l’ai appris ».
Camus renoue avec la philosophie pratique des auteurs antiques. Il présente le football comme une activité de connaissance, l’associe au théâtre, à la philosophie, il incarne à ses yeux le lieu depuis lequel l’homme peut faire l’épreuve de l’adversité, de la solidarité et de l’ambition. À travers les lignes qu’il lui consacre, le romancier semble ainsi quitter la blouse de l’« écrivain pour classe terminale » pour endosser la chasuble du philosophe qui s’adresse à l’humanité tout entière.
Bibliographie indicative
- Camus, Albert, La Peste [1947], Gallimard, coll. « Folio », 1972.
- Camus, Albert, Carnets I, II et III, Gallimard, 1962-1989.
- Camus, Albert, Le Premier Homme, Gallimard, 1994.
- Camus, Albert, « Cher Monsieur Germain… », Gallimard, coll. « Folio », 2023.
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