Victor Dumiot échange avec l’auteur Alexandre Lamborot à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage, Pâture aux éditions JC Lattès. Un livre sur la violence des hommes et les dérives des comportements adolescents, qui raconte le destin détruit d’une jeune fille à la recherche de l’amour.

Victor Dumiot— Je vais démarrer par une question assez classique, mais qui me semble inévitable : comment ce roman t’est-il venu ?

Alexandre Lamborot — En vérité, je crois que c’est le roman qui est venu à moi, bien plus que moi à lui. Au départ, je voulais écrire une tragédie moderne, une tragédie française du XXIe siècle, ancrée dans notre époque, dans ce que ce début de siècle charrie de violences, de fractures, de drames. J’en étais là, à poser les grandes lignes, quand un jour, seul dans ma voiture (je suis beaucoup sur la route avec le travail), je tombe sur un podcast. Une affaire. Celle d’une jeune fille qui subit toutes les violences que peut endurer une femme.

Cette affaire m’a bouleversé. Vraiment. Et elle m’a conduit à d’autres récits, d’autres histoires semblables, toutes réelles, toutes oubliées, et qui se font écho à plusieurs années d’intervalle. J’étais sur l’autoroute, à écouter ces voix, ces récits, et j’ai été littéralement atteint. Je me suis dit : c’est ça, la tragédie moderne que je veux raconter.

Victor Dumiot— Donc, en un sens, tu es passé de l’autre côté du fait divers. Tu es entré dans la chair du réel, mais par le prisme de la fiction.

Alexandre Lamborot — Oui. Et je crois que ça tient à quelque chose de très simple : une émotion, ça ne ment pas. C’est le corps qui parle. Et tu ne peux pas vraiment l’expliquer à l’autre. La joie, la tristesse, l’effroi – il faut les vivre pour les comprendre. Le roman, c’est un des rares outils qui permet cela : par son biais, transmettre une émotion à quelqu’un d’autre. La lui faire éprouver. Et quand tu arrives à ça, tu changes aussi probablement quelque chose en lui.

C’est pour ça que j’ai choisi cette forme. Parce que je sentais que l’émotion, celle que moi j’avais ressentie en écoutant ces drames, pouvait trouver un relais dans la fiction. Peut-être, laisser une trace plus profonde qu’un simple article de presse.

Victor Dumiot— Et pourtant, tu n’es pas une femme. Et tu n’as pas vécu ces violences. Comment as-tu travaillé pour aborder un tel sujet, sans t’en emparer de manière maladroite ? Quelles précautions as-tu prises ?

Alexandre Lamborot — Je pense que partir d’une émotion et parler d’un sujet qui nous touche est une voie possible pour l’expression. D’ailleurs, c’est parce que je n’ai aucune prétention politique, ni militante, d’autres que moi sont bien plus légitimes et compétents, que j’ai choisi la voie de l’émotion. Elle me paraissait aussi plus rare pour un homme. Disons que je cherchais à marquer, pour qu’on ne puisse pas aussi facilement passer à autre chose que lorsqu’on est pris dans le flot informationnel.

Concernant les précautions, j’en ai pris une, c’était le lieu. Depuis dix ans, je travaille dans des villes de grande couronne, en Île-de-France. Des villes qui ont une identité très forte, très marquée. Montfermeil, Mantes-la-Jolie, Creil… Elles sont à un carrefour de beaucoup de choses, celle de la banlieue, avec tout ce qu’elle suscite d’imaginaires et de stigmatisation, mais aussi celle du patrimoine historique français, riche, d’un passé industriel puissant, parfois encore présent mais aussi sinistré, et elles sont entourés de champs et de grande nature. Ce sont des territoires composites, complexes, mais profondément riches.

Victor Dumiot — On est vraiment à la lisière de deux mondes.

Alexandre Lamborot — Oui, et c’est précisément cette lisière qui m’intéressait. Mais je ne voulais pas non plus cibler un lieu spécifique, ses habitants. Alors au fil de l’écriture j’ai compris que la ville ne serait pas juste un décor, mais que par son caractère, ses contrastes elle deviendrait presque un personnage. Un personnage avec ses aspérités, ses traits, une voix quasiment. Et c’est aussi pour ça qu’elle est devenue fictive dans le roman : pour pouvoir la modeler, lui donner cette densité.

Je crois aussi que j’écris plus facilement sur les lieux où je me trouve, sur les territoires qui vont m’habiter un temps. J’y ai travaillé, j’y ai passé du temps. Et puis, il y a eu ce croisement : les affaires entendues dans les podcasts et mon quotidien professionnel. C’est ce cumul-là qui a cristallisé le projet.

Victor Dumiot— Tu parlais tout à l’heure de tragédie. Et dans le parcours de Célia, ton personnage, on retrouve cette idée : une logique destinale implacable. Elle subit une répétition de violences, comme si une fatalité s’abattait sur elle, encore et encore. Est-ce que cette ville, justement, ne participe pas de cette fatalité ? Est-ce qu’elle n’est pas elle aussi agissante ?

Alexandre Lamborot — C’est une question complexe. Je crois que non, ce serait trop commode de faire peser cette violence sur un lieu. La majorité des habitants de cette ville fictive ne vivront jamais ce que traverse Célia, et ne le feront subir à personne. Ce n’est pas la ville qui est coupable, ce sont des individus.

Mais la ville, oui, elle pèse. Elle encadre. Elle imprime une atmosphère. Et dans ce sens-là, elle participe au tragique. Elle est un décor qui appuie, qui accentue, mais qui n’explique pas. Et puis, comme je te le disais, c’est aussi la ville de Célia. Et Célia, c’est sans doute le personnage le plus lumineux, le plus doux du roman.

Victor Dumiot— C’est une belle transition. Comment décrirais-tu Célia, justement ? Pour toi, c’est une figure de la douceur ?

Alexandre Lamborot — Complètement. Je voulais qu’on la reconnaisse tout de suite. Qu’on pense à une ancienne camarade de collège, à une petite sœur, à une première amoureuse. Je ne voulais pas en faire une héroïne exceptionnelle, mais au contraire une jeune fille ordinaire. C’est sa simplicité qui la rend touchante et extraordinaire. Elle évolue entre dix et quinze ans. Je voulais que chacun puisse se dire : « Je l’ai connue, je l’ai croisée, elle existait. »

“Que cette existence brève et fracassée vienne s’inscrire quelque part. Que cette tragédie moderne ait une forme, une voix, un lieu : le livre.”

Victor Dumiot — Dans ton roman, tu interroges deux grandes structures : la famille, d’une part, et le couple, d’autre part. D’un côté, il y a cette mère aimante mais déphasée, à la fois par l’époque, par sa fille, et par l’univers numérique qui semble la dépasser complètement. De l’autre, il y a ces débuts de relations amoureuses adolescentes, souvent bancales, parfois grotesques. Comment as-tu conçu ces structures ? Qu’as-tu voulu en dire ?

Alexandre Lamborot — Pour être honnête, je n’y ai pas pensé de façon théorique. J’ai d’abord suivi une situation assez « classique » : une mère seule qui élève sa fille du mieux qu’elle peut. Je voulais raconter une histoire de femmes. Le père, lui, est là par son absence. Il existe, mais en creux. Il hante le récit sans jamais le dominer.

Quant à la mère, oui, elle aime. Mais elle ne comprend pas tout. Et c’est normal. Les enfants échappent à leurs parents, toujours. C’était vrai à mon époque, c’est encore plus vrai aujourd’hui. Le numérique a créé un univers parallèle, hermétique, dans lequel les adolescents évoluent sans que les adultes puissent vraiment y entrer.

Et sur le couple adolescent, je pense qu’il fallait en parler. C’est à cet âge que les premières émotions naissent, les premiers désirs, les premiers gestes maladroits. Célia cherche l’amour, comme beaucoup. Et c’est ça qui la rend vulnérable. Tout part de cette quête d’un lien, d’un bonheur, d’un espoir. Et comme sa trajectoire est courte, intense, brutale, je tenais à ce qu’elle connaisse aussi un peu de joie, un peu de lumière, même brève.

Victor Dumiot— C’est ce que j’ai compris dans les relations qu’elle entretient avec Eldar ou avec Ryan. Il y a, au début, de vrais moments de joie, d’euphorie amoureuse même. Une forme de candeur aussi. Ce sont des scènes simples, lumineuses – très adolescentes, très sincères.

Alexandre Lamborot — Oui, et ces instants participent eux aussi de la tragédie.

Victor Dumiot— Parce que Célia est une héroïne tragique ? Ce qu’elle cherche semble très pur, très candide. On sent chez elle une représentation presque naïve de l’amour. Elle rêve, comme tous les adolescents, d’un éclat charmant, d’un lien évident, d’un bonheur immédiat. Et pourtant, les hommes vers lesquels elle va se tourner… sont, disons-le, des salauds. Pourquoi ?

Alexandre Lamborot — Ce n’est jamais elle qui va vers eux. Ce sont eux qui la trouvent. Célia ne va pas à leur rencontre ; ce sont eux qui viennent à elle. Et elle, ce qu’elle cherche, c’est simple : du bonheur, de l’amour, une expérience. Elle est en pleine adolescence. C’est une période de transition, de tension. On quitte l’enfance sans en avoir tout à fait les codes, on avance vers l’âge adulte en tâtonnant.

C’est une époque floue. On est plein de désirs, mais sans boussole. On veut aimer, être aimé. Et quand quelqu’un vous tend la main, même maladroitement, on peut y répondre franchement. Sans méfiance, sans cynisme. Célia est exactement dans cette énergie-là. Et elle ne voit rien venir.

Victor Dumiot Et pourtant, elle incarne aussi toutes les contradictions qu’on impose aujourd’hui aux jeunes filles : il faut séduire, s’apprêter, se rendre visible… et, en même temps, rester pure. C’est l’injonction paradoxale par excellence.

Alexandre Lamborot — Oui, et c’est difficilement conciliable. Célia, comme beaucoup d’adolescentes j’imagine, est tiraillée entre ces deux pôles. Elle veut ressembler aux « grandes », à celles qu’on admire, parce qu’elle pense que c’est ainsi qu’on accède à l’amour et à l’attention, tout en espérant trouver tout cela en restant elle-même, simple et naturelle. On ne lui donne pas vraiment les moyens d’assumer cette complexité.

Victor Dumiot Et de l’autre côté, tu décris des garçons comme Ryan ou Eldar, nourris de pornographie, élevés dans l’idée que la femme n’est désirable que si elle est impure… mais méprisée aussitôt qu’elle le “devient”. C’est l’éternelle dichotomie : la « pute » à regarder, mais surtout pas à fréquenter.

Alexandre Lamborot — C’est une logique très ancienne. Une femme peut fasciner, être aimée en secret… mais il ne faut surtout pas que ce soit dit si ce qu’elle représente est méprisée. La société, dans ses injonctions les plus archaïques, pousse à cette hypocrisie. Et certains de ces garçons, s’ils n’étaient pas aussi corsetés par le regard des autres, pourraient sans doute aimer sincèrement une fille comme Célia, et l’afficher. Mais dans la rue, dans le regard des pairs, il faut rejeter. Dénigrer. Le drame, c’est qu’on n’apprend pas aux garçons à ne pas avoir honte de ce qu’ils ressentent.

Victor DumiotEt toute cette mécanique s’écroule sur un mot : la réputation. Comment cette question s’est-elle transformée à l’ère du numérique ? On pourrait croire que les jeunes femmes sont plus libres, plus détachées de cette injonction. Et pourtant…

Alexandre Lamborot — C’est vrai. On pourrait croire que tout a changé. Mais en réalité, le numérique n’a pas effacé la réputation, il l’a démultipliée. Avant, les rumeurs restaient dans la cour du lycée. Aujourd’hui, elles vivent sur des serveurs. Le regard de l’autre ne s’efface plus.

Et ce n’est pas tant la technologie que l’anonymat qui pose problème. Les réseaux sociaux donnent un pouvoir immense à ceux qui ne signent pas leurs mots. C’est ça, l’impunité numérique. Personne ne dirait à voix haute ce qu’il balance sur un forum. Et pourtant, les dégâts sont bien réels.

Victor Dumiot Juste avant Internet, les choses se passaient encore dans la cour du lycée, dans le couloir, dans l’implicite. Et puis tout a basculé.

Alexandre Lamborot — C’est Internet qui a vraiment tout changé, oui. Ou plutôt, le smartphone. Il est devenu l’outil de l’impunité, et il poursuit à domicile. Et dans certaines scènes, notamment les violences de groupe, il devient même un totem. Un objet qui autorise, qui protège. Ces adolescents filment, non pas pour garder une trace, mais presque pour se convaincre qu’ils sont du bon côté. Ils pensent être « dans le coup », dans une forme de hype déviante.

Et au fond, c’est aussi une manière inconsciente de se dédouaner. Si c’est filmé, si c’est partagé, c’est que ce n’est pas grave. Si c’est visible, alors c’est consenti. On inverse complètement la charge. Et cette déconnexion totale de la réalité vécue par Célia, elle est vertigineuse. L’instant devient spectacle. Et le crime, presque invisible.

Victor DumiotTu as cette phrase terrible : « ils la violent, mais ils ne le savent pas ». C’est peut-être ça le plus glaçant. Parce qu’on sent qu’ils ne se vivent pas comme des bourreaux. Pour eux, c’est une forme de jeu collectif. Une virilité de bande. Et au fond, ce sont des adolescents – ce qui n’excuse rien, mais interroge tout.

Alexandre Lamborot — Exactement. Je pense qu’à cet âge-là, la distinction entre un acte grave et un acte « limite » est très poreuse. Ils se sentent puissants, et cette puissance est sans conscience. Ce sont peut-être des sales types en devenir, oui, mais ce sont surtout des garçons qui n’ont jamais appris à se poser la moindre question sur le consentement, sur les émotions, sur la honte. Ils ne mesurent rien. Et c’est là que t...