Chloé Ronsin Le Mat analyse notre rapport troublé à la réalité et au virtuel dans un premier roman, Anna partout, qui donne à voir le vertige des images et des récits à l’heure d’internet et des réseaux sociaux, et ce qu’il peut produire et révéler de violence.
L’histoire pourrait au premier abord paraître banale : une jeunesse teintée d’ennui dans une banlieue sans charme, des cours de danse, un Erasmus en Angleterre, un boulot rébarbatif de téléconseiller…Telle est la vie ordinaire et sans éclat du narrateur d’Anna partout, jeune homme que la folie du monde contemporain contraint à une certaine passivité par rapport à sa propre existence. Car seulement voilà, cette histoire se déroule bien à notre époque, celle d’internet et des réseaux sociaux, et ce qu’ils génèrent de bouleversements dans la représentation de soi-même comme des autres, s’étendant ensuite dans le réel et modifiant la vie de chacun. Avec son premier roman, Chloé Ronsin Le Mat retrace ainsi les évolutions numériques récentes, des blogs et forums des années 2000 aux story Instagram, de celles qui ont accompagné toute une génération née à la fin du XXe siècle, à l’instar de l’autrice elle-même.
Fascination malsaine
Le récit nous est livré à travers le regard d’un narrateur, dont l’esprit se révèle perturbé par sa fascination pour Anna, la fille de la nouvelle femme de son père, qui débarque un beau jour dans la maison familiale alors qu’ils sont tous deux encore enfants. Ils se retrouvent à grandir ensemble et Anna devient une véritable obsession pour le narrateur, se faisant de plus en plus malsaine lorsque devenu adulte il cherche à renouer avec elle. La déréalisation progressive de cette relation du jeune homme à Anna peut alors sembler comme un symptôme d’un monde constitué d’images, où chacun se regarde, (se) met en scène et raconte bien ce qu’il veut. Ce monde qui offre la croyance de pouvoir exister partout à la fois dans un désir d’omniprésence et d’omnipotence qui dépasse la raison. La conception de la réalité à cette ère troublée révèle ainsi une sorte de boîte de Pandore moderne : « Je ne sais pas ce qu’il y a dans la boîte ; dans la boîte il y a ce que je ne sais pas et qui est enfermé dans la tête d’Anna […] Les choses dans la boîte existent et n’existent pas tour à tour, et c’est une pensée rassurante qu’elles puissent être vraies quand j’ai besoin qu’elles le soient et ne pas l’être quand je n’en ai pas besoin. », raconte le narrateur, qui affecte cette volonté de pouvoir accéder à toute l’intimité d’une personne à une époque où plus rien ne se doit d’être caché.
Écritures numériques
Pour embrasser ces bouleversements, la narration se constitue de fragments, d’entrechoquements d’histoires, d’échos qui dessinent une nécessité de raconter autrement à l’époque d’internet et des réseaux sociaux.
Pour embrasser ces bouleversements, la narration se constitue de fragments, d’entrechoquements d’histoires, d’échos qui dessinent une nécessité de raconter autrement à l’époque d’internet et des réseaux sociaux. Celle où l’on n’écrirait a priori plus de livre, « en tout cas pas un livre objet », tandis que l’écriture déborde et s’hybride, sans hiérarchie.
Les pensées du narrateur se mêlent à tout ce qui peut apparaître en scrollant à longueur de journées, des posts de blog aux discussions de forums, des fils Twitter aux vidéos que réalise Cora, une influenceuse dont s’entiche le narrateur. Le tout composant ainsi l’examen d’une conscience où tout se mélange et surtout se dérobe. En cela, Anna semble comme un repère rassurant pour le narrateur. À moins qu’il ne s’agisse davantage d’une image fantasmée, que le narrateur compose et recompose, de celles qui pullulent à travers les réseaux et dans lesquelles on se mire ou on jalouse. Mais celles-ci peuvent cacher un revers inquiétant lorsque les frontières entre la réalité et le virtuel se font de plus en plus poreuses, créant alors une écriture contemporaine de l’interstice aux contours flous comme pouvait le faire l’an dernier Lucie Rico avec son roman GPS (POL).
C’est dans cette indétermination que tout vrille, que les masques, même numériques, tombent. Le roman questionne alors ce qui peut constituer la limite, et les dangers, de cette mise en scène, de cet abreuvement ad nauseam et instantané d’images et de la vie des autres. De là naît une violence inextricable, et le narrateur lui-même d’apparaître comme un tragique résultat de pulsions qui rejaillissent, presque jusqu’à l’absurde voire même au néant, pouvant évoquer un lointain rejeton des personnages des romans de Bret Easton Ellis. Une tension se dévoile : être partout ou être nulle part ? Telle est la question ; et la réponse qu’apporte Chloé Ronsin Le Mat avec son premier roman n’en est pas moins déconcertante.
- Anna partout, Chloé Ronsin Le Mat, Gallimard, collection « Scribes », août 2023, 287 p., 21 €
Crédit photo : Chloé Ronsin Le Mat, auteure du roman Anna partout © Francesca Mantovani /Gallimard