Début mars paraissait, aux éditions Trouble, le premier livre de l’artiste et chercheur·euse Audrey Couppé de Kermadec, co-fondateur·ice du collectif SMAC (Santé Mentale dans l’Art Contemporain). Originaire de Guadeloupe et de Martinique, iel s’intéresse «à la colonialité, aux pratiques magico-religieuses des Antilles et aux liens entre noirité, sacré, queerness et résistance collective.»

Le recueil, comptant 107 pages, se divise en trois parties : « Amères hosties », « Métanoïa » et « Trans-cendance ». L’ouvrage fait usage des typographies post-binaires de la collective (sic) Bye Bye Binary (les citations ci-dessous feront usage du point médian pour remplacer les caractères post-binaires). Les poèmes sont accompagnés de plusieurs peintures de l’auteur·ice et, fait original ! sont imprimés à l’encre verte.
Le retour du sacré
Dès le titre, le livre d’Audrey Couppé de Kermadec semble s’inscrire dans un mouvement de retour à la spiritualité : il s’agit de Prier dans l’intestin du monde. Il est possible de voir dans le titre un écho du récit biblique de Jonas, qui entonne un psaume à Dieu dans le ventre du poisson duquel il s’est trouvé captif, obtenant ainsi sa libération ; mais « l’intestin du monde » peut aussi être lu comme une évocation des enfers, pensés comme un espace souterrain (le latin infernus signifie littéralement « d’en bas »), auquel cas le livre serait une nouvelle proposition littéraire de récit de catabase, aux côtés de l’Énéide, de la Comédie et de la Saison. Pour reprendre les mots du locuteur (pour faciliter la lecture, j’emploie le masculin-neutre pour désigner la voix neutre s’exprimant dans le poème, que je distingue de celle de læ poète·sse) poétique dans « Une rage Marron » :
Catabase
Je descends profond dans les abysses
de mes châtiments
Prier dans l’intestin du monde, se propose, dès le premier poème – qui s’ouvre sur une reprise de la Genèse –, comme une forme nouvelle de cosmologie, fondée sur le Néant :
« Au commencement, il y a
la brèche
Un trou béant
par lequel on naît et on meurt »
Dans l’un des poèmes les plus puissants du livre, intitulé « Quimbois » (terme générique désignant l’ensemble des croyances et des pratiques magico-religieuses syncrétiques présentes en Guadeloupe, à la Dominique, à la Martinique, à Sainte-Lucie et en Guyane), le locuteur poétique déclare :
« Je féconde chacun de vos centimètres
maudit
jugé impie
les versets de vos peaux
les aubes de mes anciens
les fredonnements collectifs
je les dévore
et recrache une <religion> »
Il s’agit donc bien de fonder une religion. Non pas le christianisme, puisque la blessure du colonialisme reste présente, comme en témoignent plusieurs poèmes, mais une religion nouvelle, queer et révoltée. Maurice Blanchot, dans La littérature et le droit à la mort, déclare de l’écrivain : « le voici libre de créer un monde sans esclave, un monde où l’esclave, devenu maître, fonde la loi nouvelle » ; la parole littéraire est fondatrice de loi, et le lieu par excellence de la loi est encore la religion. Selon le locuteur poétique de Prier dans l’intestin du monde, les témoins de cette nouvelle religion à venir sont les « messager·es / poète·sses alchimiste / et prophètes d’averses salvatrices » ; à la suite de Rimbaud, à la suite de tout le romantisme, le poète est prophète, voyant, alchimiste. Cela permet enfin au locuteur d’affirmer : « Je suis une prière » ; pris dans son devenir, le poète ne peut plus se distinguer du poème, et forment un tout chantant, une unité révoltée :
« Ma révolte fertilise pendant la nuit noire
Mon sommeil profond dessine les contours
du trou béant que le zénith a percé »
« Donnez-moi la foi sauvage du sorcier » clamait Aimé Césaire dans le Cahier d’un retour au pays natal. « Dieu a pris la forme de mes ancêtres. »répond le locuteur de Prier dans l’intestin du monde. La « foi sauvage&n...