Dans Berceuse pour Octave et Paul, Arthur Cahn donne voix à un chagrin insondable : celui de la perte d’un enfant. Porté par une écriture fragmentaire et musicale, le roman interroge la manière dont l’intime peut être dépossédé par le politique, tout en cherchant une forme de consolation. Dans cet entretien, l’auteur évoque les dilemmes éthiques, la quête de justesse et le rôle salvateur de la littérature face à l’irreprésentable.

Velimir Mladenović : Votre œuvre propose une exploration nuancée des thématiques de l’amour, du deuil et de la mémoire. Comment avez-vous conçu l’articulation entre l’expérience intime et sa portée universelle au sein de votre récit ?

    Arthur Cahn : D’abord j’aimerais résumer en quelques lignes l’intrigue de mon roman pour que les lecteurs de notre entretien puissent au mieux nous suivre. Berceuse pour Octave et Paul raconte la mort d’un enfant, Octave, et du deuil insurmontable que traversent ses pères adoptifs, Paul et Fabien. Il se trouve que Paul a eu son quart d’heure de gloire dans la chanson, il est une petite célébrité. Alors que le couple tente de survivre à cette amputation, une femme politique issue d’un parti conservateur va utiliser le drame de cette famille pour nourrir son discours de haine à l’encontre des familles homoparentales.

    J’aurai une réponse très courte et simple pour cette première interrogation : je suis un échantillon d’humanité assez banal. Ce qui me touche intimement touche les autres. Comme vous l’énoncez, mon livre aborde des thématiques qui nous préoccupent tous : l’amour, la mort, le souvenir… La dialectique du livre n’oppose pas intimité et universalité mais intimité et politique. Berceuse pour Octave et Paul raconte comment on vole le deuil intime de mes protagonistes pour en faire un débat public. C’est un mouvement contre lequel se bat constamment Paul, le personnage principal bien qu’il finisse par céder à la pression et accepte de mettre son doigt dans l’engrenage médiatique. Mais le livre ne s’accroche qu’à l’intime, je reste toujours à hauteur de Paul qui refuse sa réification en symbole d’une lutte. Paul est irrémédiablement individualiste, voire égoïste et surtout humain. Et c’est pour ça qu’il me bouleverse et que j’ai voulu raconter son histoire.

    VM: Le personnage de Paul semble engagé dans une écriture salvatrice, cherchant à survivre, à comprendre et à transmettre. Dans quelle mesure l’acte d’écrire joue-t-il un rôle similaire dans votre propre rapport à la douleur et à l’amour ?

      AC : Le livre est écrit comme un palimpseste qui est une véritable trace archéologique de mon écriture. Berceuse pour Octave et Paul se présente comme un livre à la troisième personne. Le narrateur est un personnage secondaire qui a décidé de prendre en charge ce récit en se basant sur le cahier de deuil de Paul. Il se trouve que j’ai d’abord écrit ce texte à la première personne. J’entendais très clairement la voix de Paul en moi, j’étais alors presque plus acteur qu’écrivain, j’incarnais Paul et j’écrivais à la première personne son histoire. Mais ce texte était très violent, asphyxiant, totalement soudé à la douleur du personnage, il n’y avait pas de place pour le lecteur. J’ai dû trouver un moyen de prendre de la distance, d’où ce narrateur intradiégétique. Il demeure des surgissements de ce cahier dans le texte. On comprend que l’écriture est importante pour Paul mais il en éprouve aussi ses limites, il peut y déverser sa colère et sa détresse, mais l’écriture n’est pas capable d’évoquer pleinement le souvenir de son enfant, ni renfermer l’immensité de l’amour qu’il éprouve pour lui. C’est un roman qui dit aussi donc la limite de la littérature et qui croit à une complémentarité des arts : « L’association infinie des mots ne pourra jamais tout à fait rendre ou contenir Octave. Dans la marge, Paul ajoute, en complément, quelques notes de musique. »

      VM: La construction fragmentaire et sensible de votre roman interpelle. Cette forme relève-t-elle d’une nécessité d’ordre narratif ou d’un impératif émotionnel lié à la nature du sujet abordé ?

        AC : La structure du récit qui commence dix mois après la mort de l’enfant puis revient sur le drame a été une nécessité émotionnelle et morale. La première version du texte – le cahier à la première personne – racontait de manière purement chronologique les faits. Cela me posait plusieurs problèmes à la fois éthiques et littéraires : cette version tuait l’enfant, il était vivant, puis on assistait à son décès, puis on continuait avec ce poids de la mort. Je trouvais cela insoutenable et je ne peux pas dire les choses autrement...