Avec La Faille, l’autrice s’initie avec brio au récit littéraire, empruntant des chemins parallèles à ceux de Maggie Nelson ou de Leslie Jamison. Elle nous offre un livre doux-amer, foisonnant et exigeant, qui ravira les désaxés, les indécis, les fébriles et les révoltés.

À l’origine du texte il y a une fêlure calligraphique et intime : la disparition de la lettre M dans le mot « famille » lorsque Blandine Rinkel se risque à l’écrire sur un papier. On lit, « la faille ».

Cette faille, c’est aussi celle vécue par l’autrice dans son rapport à sa famille. Le sentiment d’avoir, depuis l’enfance, vécu en sursis, dans l’attente d’une fuite vers l’extérieur, d’un départ du foyer familial, d’une évasion vers l’ailleurs, quand bien même elle n’en était nullement empêchée : « J’ai eu cette chance : mes parents ne m’ont pas empêchée de quitter les lieux, peut-être m’y ont-ils encouragée. Pourtant, ce n’était pas assez. Ce n’était jamais assez. Parce que c’était de la famille, au fond, que je voulais m’évader. »

De cette famille elle dit l’omniprésence de la mort comme une ombre sur la vie quotidienne, la conscience d’une obsolescence à venir : « nous le pressentions, mes parents et moi : notre famille ne tiendrait plus longtemps », son rebut pour les atmosphères de dimanches soir et son incapacité à se penser comme eux. Une mère dévouée aux autres mais effacée, et un père à la fois flamboyant et difficile, dont la présence effleurée rappelle celle du personnage de Gérard dans Vers la violence, son troisième roman. La fêlure réside là : ils sont sa famille, et c’est d’eux qu’elle veut s’affranchir.

C’est donc aussi d’eux que naît la brèche : ne pas vouloir jouer le jeu social, et ne pas vouloir culpabiliser pour ça, mais au contraire, se permettre de nouveaux possibles. Depuis cette blessure originelle, l’autrice tire le fil et vient pointer du doigt l’un des tabous les plus importants de l’époque contemporaine. Elle interroge ces liens tout à la fois choisis et contraints : « Là où certains voient un refuge, d’autres se figurent une prison. Ceux-ci préfèrent la fuite à l’ancrage. »

Ode aux désaxés

De ce constat premier découle ainsi une réflexion dense sur les vécus de « Celles qui se sentent fauves, désaxées, intimement exilées. » Comprenons toutes celles et ceux qui se refusent à une existence qui devrait uniquement être menée selon les normes sociétales et politiques que sont les liens du sang, la parentalité, le foyer, mais aussi le militantisme ou encore le salariat. 

Parmi ces désaxés : Blandine Rinkel elle-même, et celui qu’elle nomme pudiquement « Toi », compagnon aux problématiques différentes des siennes qu’elle met pourtant en miroir au travers d’incursions plus personnelles dans le texte, entre la lettre d’amour et l’ode à la liberté. Et la beauté du récit réside précisément dans ces formes d’appels d’air et de consolation, ces fenêtres ouvertes sur le désir et la possibilité d’autres modes de relation.

La beauté du récit réside précisément dans ces fenêtres ouvertes sur le désir et la possibilité d’autres modes de relation.

Car dans les familles, choisies ou non, « Ce qui nous menace si souvent, c’est l’assèchement de nos désirs profonds. La cadavérisation d’une personne par le groupe auquel il appartient, la norme et son autorité. Le danger, c’est le gel de soi. »

Apprendre à être soi, indépendamment des autres

Comment, donc, échapper à la norme, au gel de soi, aux identités que l’on nous assigne et aux vies que l’on choisit à notre place ? Comment se défaire des autres sans s’abîmer soi-même ? 

Difficile question que la rupture, qu’elle soit franche ou non, avec les modèles établis. D’abord, parce qu’elle induit de toutes les façons une solitude à laquelle il faudra s’habituer et que le modèle traditionnel nous permettait d’éviter « Car bien sûr, dans le fantasme qu’on en a, les familles – de toutes sortes, celles de sang et celles de cœur, les militantes et les artistiques, les proches et les élargies – servent aussi, surtout peut-être, à cela : à nous protéger du temps qui passe, de la perte et de la solitude » ; mais aussi parce que, sans rupture, arrivera nécessairement un jour ou l’autre une forme d’oubli de nous-mêmes au profit de nos proches. À lire Blandine Rinkel, on comprend en effet que « Par peur de blesser l’autre, il arrive qu’on s’attaque soi-même. C’est une technique d...