Claude-Prosper Jolyot de Crébillon : immense écrivain très lu au XVIIIe siècle, nom vaguement familier aujourd’hui. Il est pourtant l’écrivain par excellence du libertinage. Son œuvre, éclipsée au fil des siècles, a été jugé verbeuse, difficile, et en même temps d’une agaçante légèreté. C’est pourtant oublier la dimension intrinsèquement politique et sociologique de la peinture qu’il propose de son époque, et en particulier du microcosme aristocratique.

Le plaisir du conte

 « … soit pour lire au frais Crébillon […], soit pour s’égarer dans un bois et fouler avec quelque dryade le gazon touffu d’un bosquet inaccessible aux profanes. »

C’est ainsi que La Mettrie, dans L’Art de jouir (1751), décrit « le voluptueux [qui] se promène » et qui s’écarte du sentier : pour goûter pleinement les plaisirs de la vie, au milieu des jardins charmants et luxuriants (tels qu’ils sont représentés dans les fêtes galantes, ce genre pictural très à la mode au XVIIIe siècle depuis Watteau), on peut s’isoler et, au choix, s’acoquiner avec une jolie jeune femme à l’abri des regards (métaphore à la fois sacrée et sexuelle de la dryade et du bosquet), ou bien lire une œuvre de Crébillon. Dans l’imaginaire collectif, dès le XVIIIe siècle, Crébillon est l’écrivain par excellence du libertinage, c’est-à-dire l’écrivain d’une sexualité d’abord aristocratique, libre, épanouie, éternellement renouvelée, qui fait fi des normes du mariage. C’est toujours l’image qu’on a de Crébillon aujourd’hui, quand on l’a (rarement) un peu lu : l’écrivain serait le meilleur peintre des aspects les plus fantasmatiques et enviables d’une aristocratie légère et heureuse.

Comment ne pas, en effet, éprouver du plaisir à la lecture de Crébillon ? Son œuvre a tout pour plaire : son sujet, c’est la sexualité – quoi de plus vendeur ? Et cette sexualité, il l’aborde de manière variée, soit dans des dialogues entre aristocrates dont toute la conversation est conduite en vue du passage à l’acte sexuel – par exemple dans La Nuit et le moment (1755) ou Le Hasard du coin du feu (1763) – soit dans des contes obscènes orientalistes (l’Orient étant très à la mode dans la fiction de l’époque) reposant sur un postulat de départ bouffon. On pensera par exemple au Sopha (1742), récit dans lequel suite à une malédiction, l’âme du personnage principal, Amanzeï, est condamnée à errer de sopha en sopha jusqu’à ce que deux personnes fassent l’amour sur lui ; ou encore à L’EcumoireouTanzaï et Néadarné, histoire japonaise (1734), qui met en scène un prince, Tanzaï, affublé d’une écumoire à la place du phallus lors de sa nuit de noces, pour avoir épousé Néadarné malgré l’interdit prononcé par des fées. Il est facile d’imaginer combien ces œuvres, en apparence toutes friponnes, peuvent exciter les esprits et être envisagées comme des récits qui se lisent, pour le dire élégamment, d’une seule main.

Les égarements du style et de l’esprit

La langue de Crébillon est, certes, exigeante ; mais c’est aussi cela qui fait son charme – et même plus, son intérêt

Mais alors, pourquoi Crébillon est-il si peu lu aujourd’hui ? Les Liaisons dangereuses de Laclos (1782), très inspirées par le roman de Crébillon Les Égarements du cœur et de l’esprit (1736-1738), ont-elles éclipsé totalement leur prédécesseur ? Crébillon aurait-il lassé son lectorat par sa monomanie dans les sujets qu’il aborde ? Ou encore, faut-il accuser le style crébillonien, alambiqué, procédant par détours pour mieux déguiser le caractère sulfureux des objets désignés, et donc, peut-être, complexe et obscur pour un lectorat contemporain peu fait à une narration qui enrobe d’ornements la simplicité des faits et des discours ? Il faut à ce compte-là citer Marivaux, qui met en scène, dans Le Paysan parvenu (1734-1735), Crébillon lui-même, avec un personnage qui lui fait une critique de son dernier livre (L’Ecumoire). (Crébillon et Marivaux ne s’apprécient guère ; la faute à Crébillon, qui a entamé les hostilités en pastichant le style de Marivaux dans le livre II, chapitre 24 de L’Ecumoire, à travers le personnage de la fée Moustache, transformé en taupe. Crébillon intitule son chapitre « Qui ne sera peut-être pas entendu de tout le monde », se félicitant de la private joke adressée à son rival…) Ce personnage dit à Crébillon : « A l’égard de votre style, je ne le trouve point mauvais, à l’exception qu’il y a quelquefois des phrases allongées, lâches, et par là confuses, embarrassées […] », et la postérité semble lui avoir donné raison…

Mais ce serait accorder probablement trop de crédit à un sombre duel d’écrivains vieux de presque trois siècles. La langue de Crébillon est, certes, exigeante ; mais c’est aussi cela qui fait son charme – et même plus, son intérêt, car le décalage entre les crudités évoquées et les sinuosités de la narration est, d’une part, drôle, et d’autre part, littérairement intéressant. Examinons cela.

L’ironie au service de la morale ?

« Comme il y a des lecteurs qui prennent garde à tout, il pourrait s’en trouver qui seraient surpris, le temps étant annoncé si froid, de ne voir jamais mettre de bois au feu […] »

Crébillon recourt à l’humour dans son œuvre – on l’aura déjà compris avec ces histoires de sopha et d’écumoire. Ce recours ludique à des objets médiateurs de la sexualité, qui servent de point de départ au récit, sera notamment repris par Diderot dans Les Bijoux indiscrets (1748), roman libertin dans lequel le sultan Mangogul possède un anneau magique qui lui donne la faculté de faire parler les vagins (c’est-à-dire les bijoux) des femmes – tout un programme…

L’humour crébillonien se double d’ironie, laquelle est constitutive en particulier du statut du narrateur dans son œuvre. Ainsi, le narrateur (figure de l’auteur) n’hésite pas, par exemple, à rompre l’illusion de la fiction, en s’adressant directement à son lectorat, comme il le fait dans la citation ci-dessus, tirée du Hasard du coin du feu. Dans ce passage, Crébillon prévoit les reproches qu’on pourrait lui faire du « manque de vraisemblance » de son dialogue à huis clos : c’est l’hiver, il faut entretenir le feu dans la cheminée, mais cet événement n’est pas mentionné dans le cours de la narration. Il ajoute :

Pour prévenir donc une critique si bien fondée, on est obligé de dire, que pendant l’entretien de la Marquise et du Duc, Célie a sonné, et que c’était pour qu’on raccommodât son feu. L’éditeur de ce dialogue s’étant, à cet égard, mis hors de toute querelle, se flatte qu’on voudra bien le dispenser de revenir sur cette intéressante observation.

L’intention de l’auteur est évidemment ironique : Crébillon veut dire que l’entretien du feu est un événement insignifiant qui ne vaut pas la peine d’être mentionné, car il faut se concentrer sur l’essentiel : le jeu de séduction des protagonistes. Crébillon assume la dimension fictionnelle de son œuvre, juge son lectorat, tout comme il juge ses personnages, en adoptant une position de surplomb par rapport à ce qu’il relate.

L’écrivain se fait juge de son temps : c’est un écrivain moraliste, car il décrit les mœurs de son époque dans un but critique

Il juge ses personnages : car son sujet, c’est la sexualité, et la galanterie de la conversation qui la précède… On serait tenté.e de dire que son sujet, c’est donc l’amour ; mais c’est bien plutôt la parodie de l’amour. Les libertin.e.s dépeint.e.s par l’auteur sont des créatures dépravées, et non pas charmantes et éthérés, dévouées à une vie de plaisir pur, comme le laisse entendre La Mettrie ; ce sont des aristocrates qui s’ennuient, et qui font passer le temps (et donc, la vacuité de leur existence) en parlant du seul sujet qui les amuse encore vaguement : l’amour. Crébillon est donc un écrivain fondamentalement cynique, dont l’entreprise littéraire est la peinture d’un microcosme aristocratique immoral, vain dans ses sujets de conversation comme dans ses actes. L’écrivain se fait juge de son temps : c’est un écrivain moraliste, car il décrit les mœurs de son époque dans un but critique. On est donc au-delà de la simple plaisanterie grivoise du conte orientaliste.

Une esthétique du dépouillement 

 « […] l’amour seul préside ici […] »

Quant Crébillon écrit ces mots dans sa préface aux Egarements du cœur et de l’esprit, il ne parle donc pas d’amour, vraiment, mais de ce qu’il appelle tour à tour un goût ou un commerce, c’est-à-dire d’une part, une attirance sexuelle, et d’autre part, un échange mercantile de bons procédés. Ainsi, dans La Nuit et le moment, le personnage de Clitandre dit à Cidalise :

On sait aujourd’hui que le goût seul existe ; et si l’on se dit encore qu’on s’aime, c’est bien moins parce qu’on le croit, que parce que c’est une façon plus polie de se demander réciproquement ce dont on sent qu’on a besoin.

L’auteur nous donne ici à entendre le point de vue d’un libertin sur l’amour : la nature même de l’amour s’est, dans cette société noble, dégradée, et dire qu’on s’aime est un moyen d’obtenir une relation sexuelle. Et de manière plus radicale encore, Crébillon fait dire à son narrateur Meilcour, dans le roman-mémoires des Egarements :

Ce qu’alors les deux sexes nommaient amour, était une sorte de commerce où l’on s’engageait, souvent même sans goût, où la commodité était toujours préférée à la sympathie, l’intérêt au plaisir, et le vice au sentiment.

Crébillon propose une satire sociologique de l’aristocratie, qui opère par un décorticage de leurs conversations galantes.

Il n’est donc même pas besoin d’éprouver du goût pour établir une liaison libertine… Il apparaît clairement que Crébillon propose une satire sociologique de l’aristocratie, qui opère par un décorticage de leurs conversations galantes. Et c’est pour cela que le style crébillonien est aussi complexe et obscur : l’écrivain met en scène des personnages qui n’ont rien à se dire, qui ne parlent que pour obtenir ce qu’ils savent qu’ils vont obtenir à la fin de l’entreprise de séduction, et qui font donc de leur mieux pour remplir leur existence avec une abondance de mots qui masque leur désœuvrement. Crébillon met en place une esthétique du dépouillement, en ceci qu’il réduit son intrigue comme une peau de chagrin. C’est ce qu’explique Jean Dagen dans son introduction à l’édition Gallimard-Flammarion (1983) de La Nuit et le moment et du Hasard du coin du feu :

Il s’agit en effet de mettre face à face des personnages dont l’entretien semble n’avoir plus d’objet. Ils sont saisis au plus près du moment où l’action doit supprimer la parole, c’est-à-dire où le récit doit remplacer le dialogue […].

Le langage est la seule chose qui reste à ces personnages pour meubler leur attente ; et cette attente – attente de la relation sexuelle, attente existentielle également – est précisément le sujet des romans de Crébillon. Par conséquent, ce n’est pas l’intrigue qui intéresse l’écrivain : c’est l’analyse psychologique de l’être humain, puisque tout se passe non pas dans l’action, mais dans les paroles échangées. Il s’agit d’analyser et de comprendre les mécanismes qui gouvernent les relations entre les sexes, et les passions humaines à l’œuvre dans ces relations – intérêt, égoïsme, hypocrisie, vanité…

Un discours politique

Décrire le monde de la séduction galante, c’est mettre en évidence la fixité des rôles attribués à chacun des genres : les hommes sont des séducteurs actifs, et les femmes des proies passives.

Enfin, au-delà de la satire sociologique, on peut voir également l’œuvre de Crébillon comme une analyse politique des rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Décrire le monde de la séduction galante, c’est mettre en évidence la fixité des rôles attribués à chacun des genres : les hommes sont des séducteurs actifs, et les femmes des proies passives. La bienséance exige, au XVIIIe siècle, que les femmes aient l’air vertueux : elles doivent donc refuser les avances masculines, plusieurs fois, avant de pouvoir céder à leur désir ; ces refus justifient donc, dans la logique libertine, l’usage masculin de la violence, envisagée non pas comme une violence réelle, mais comme une violence ludique, conventionnelle, normée.

La parole des personnages féminins est condamnée à ne pas être crédible, puisqu’on ne peut jamais savoir si leur refus est authentique ou formel : on imagine aisément que la légitimation de la violence sexuelle dans la littérature du XVIIIe siècle a pu jouer un rôle déterminant dans nos représentations collectives contemporaines de la sexualité hétéronormée. En d’autres termes, par sa précision, unique au XVIIIe siècle, dans l’analyse de la séduction galante, Crébillon permet de comprendre comment on en vient à culpabiliser des victimes de violences sexuelles et, réciproquement, à innocenter des agresseurs.

La profusion du langage et son corollaire, le dépouillement de l’intrigue, chez Crébillon, disent donc encore aujourd’hui beaucoup du monde dans lequel nous vivons : l’art de masquer sous de belles paroles des réalités profondément dérangeantes est toujours d’actualité. Lire Crébillon, c’est décoder avec lui les non-dits d’une société qui est encore la nôtre.