Parce que le métier de vigile méritait bien un roman, celui de Gauz, dont le titre imagé Debout-payé est à lui-même un sacerdoce, remarqué lors de la rentrée littéraire – et élu meilleur premier roman français par la rédaction de Lire ainsi que lauréat du prix Gibert-Joseph pour l’année 2014 –, mêle une écriture virulente à un humour dévastateur.

Un vigile à Paris, pari réussi. Premier roman à la verve endiablée, l’auteur dépeint le quotidien et les interrogations d’un jeune homme africain, Ossiri, professeur de sciences naturelles en Côte d’Ivoire, débarqué à Paris au début des années 1990. Gauz, l’auteur, pseudonyme d’Armand Patrick Gbaka-Brédé, est né en 1971 à Abdijan. Arrivé en France dans ces mêmes années, maîtrise de chimie en poche, il exerce divers métiers au sein de la capitale, dont celui de vigile dans de grandes enseignes de vêtements – Camaïeu – ou de beauté – Sephora. De ses heures payées à rester debout pour traquer le larcin, il tire de remarquables saynètes, brèves de vies d’inconnus passés devant lui, sans doute sans le voir.

Debout-payé, c’est une métaphore aigre-douce pour éclairer le métier de vigile à Paris. Le vigile, celui qui gagne son salaire en restant debout toute la journée, et parfois toute la nuit. Afin de ne pas s’écrouler, de fatigue ou d’ennui, celui que l’on oublie à peine entré dans une boutique doit rivaliser d’imagination pour ne pas végéter. Alors, tout en veillant sur le magasin et ses produits, le vigile pense, réfléchit ; il formule des théories, analyse les tissus, les formes et les odeurs, met bout à bout les anecdotes, les similitudes entre les clients, touristes ou habitués, hommes ou femmes, adolescents fraîchement sortis de l’enfance, riches et pauvres, etc. Entre les divers temples de la consommation que le vigile fréquente –  qu’il se trouve dans le XIe arrondissement ou sur l’avenue des Champs-Élysées –, on peut dire que ses remarques font mouche.

D’un centre commercial à l’autre

« Quitter Dubaï, la ville-centre-commercial, et venir en vacances à Paris pour faire des emplettes aux Champs-Élysées,
l’avenue-centre-commercial. Le pétrole fait voyager loin, mais rétrécit l’horizon. »

Debout-payé n’est pas qu’un réquisitoire contre une société dont le consumérisme confine à l’absurde. Le roman, construit sur un mode binaire, alterne des passages purement narratifs, consacrés à l’histoire d’Ossiri et de Kassoum, un autre vigile, et leurs pérégrinations au sein de la MECI (Maison des Étudiants de Côte d’Ivoire) dans laquelle ils vivent, entrecoupés de passages plus légers mais parfois acides, constitués par la liste d’anecdotes et de remarques observées puis consignées par le vigile sur son métier, qui s’étale sur l’ensemble du livre. Au fil des chapitres, le lecteur, qui suit le quotidien d’Ossiri et de Kassoum mais aussi leurs réflexions et leurs souvenirs, est plongé dans l’histoire de la communauté africaine de Paris, depuis la fin des années 1960 jusqu’à l’après 11-Septembre et ses conséquences : une paranoïa accrue qui modifie progressivement le métier de vigile, qui se doit désormais d’être mieux qualifié.

Avec Gauz, le vigile se fait sociologue, et même géopoliticien. Son regard est acéré autant que sa plume ; observateur de la vie de la cité, il se rapproche de l’essence même du philosophe. Condamné à épuiser toute une variété de stratégies afin de ne pas dormir-debout, les aphorismes cinglants de Gauz ont une valeur cathartique pour qui souhaite prendre du recul lorsqu’il s’entête à courir les boutiques à la recherche du dernier bout de tissu branché à l’éthique douteuse. De Camaïeu à Sephora, Gauz a le sens de la formule, parfois acide mais toujours savoureuse et drôle ; qui, avant lui, avait eu l’audace de donner la parole aux vigiles ?

Voir sans être vu

« Ennui, sentiment d’inutilité et de gâchis, impossible créativité, agressivité surjouée, manque d’imagination, infantilisation, etc.,
sont les corollaires du métier de vigile.
 »

Observateur qui voit sans être vu, gardien du temple sacré de la consommation, l’auteur donne au vigile, de par sa position dans la société, une véritable envergure : éternelles sentinelles des biens de consommation, Gauz donne une voix à cette communauté silencieuse, qui, sauf exception – quelques vigiles zélés subsistent ça et là – a pris le parti d’en rire.

Lecteur connaissant Paris, il est possible de dresser une carte assez précise de lieux connus ou reconnus. Livre à la mise en page atypique, ce premier roman fait montre d’une écriture sans concession, où l’humour se cache dans les détails. La gouaille du français teinté d’Afrique est tout à fait perceptible ; on pense ainsi facilement à la prose d’Ahmadou Kourouma. On ne s’étonnera pas que Gauz, qui le cite, lui mais aussi Louis-Ferdinand Céline, soit friand d’une oralité qu’il réussit à rendre toute particulière. Debout-payé, édité au Nouvel Attila, en est déjà à son troisième tirage.

  • Debout-payé, Gauz, Le Nouvel Attila, 172 pages, 17 euros, 2014