Le patriarcat n’est pas une notion nouvelle. Dès les années 1970, Pierre Bourdieu et Monique Wittig ont analysé ses mécanismes de domination, le premier dans le domaine de la sociologie et la seconde en littérature. La lutte contre le patriarcat a connu un regain important ces dernières années à travers des figures médiatiques comme Mona Chollet. Elle est loin d’être la seule puisque de nombreuses autrices comme Wendy Delorme, Neige Sinno ou Louise Chennevière ont repris le flambeau. A l’occasion de la rencontre avec cette dernière, sur le thème de la violence du patriarcat, Zone Critique vous propose un dossier sur le sujet.
Comment concevoir un monde libéré des logiques patriarcales, ce système de domination où les hommes détiennent la majorité des pouvoirs aux dépens des femmes et des minorités de genre ? Si les sciences sociales cherchent à décrypter les structures, les écrivains et écrivaines imaginent des sensibilités alternatives, des manières de réinvestir les corps, les liens et les récits. Dans cette quête, la sororité, désignant l’interconnexion vivante et complexe présente entre femmes, émerge comme une force motrice qui dépasse la solidarité pour défier les blessures et les résistances individuelles en trouvant, dans le collectif, une force inépuisable. C’est donc au croisement de la littérature et de la sociologie que se dessinent les contours d’une telle transformation.
Par exemple, dans Échappées de Manon Jouniaux, les corps féminins sont marqués par la violence mais porteurs d’une puissance transgressive. Sophie, protagoniste centrale, tente de se libérer de l’emprise de Johan, son mari défunt, dont les coups résonnent encore dans sa chair. « Il faudrait limer la peau », nous dit le texte, comme si effacer les traces relevait d’un geste presque sacrificiel. Ce rituel impossible ne vise pas tant à oublier qu’à réinventer un rapport au corps : ce dernier, espace de domination, devient aussi un lieu d’émancipation, une surface sur laquelle les cicatrices se transforment en motifs de résistance.
D’autre part, Cécile Cée, dans Ce que Cécile sait, explore une dimension similaire, en croisant récit autobiographique et ancrage théorique. Inspirée par Paul-Claude Racamier et sa notion d’ « incestuel », elle dépeint la famille comme un terrain fertile pour des violences qui se déploient dans l’ombre du silence. Le corps, ici, n’est pas seulement victime : il est aussi agent d’une relecture du trauma, une interface qui permet à l’écriture de devenir acte politique.
Ces deux œuvres qui explorent les violences inscrites dans la chair, transforment le corps : espace de domination, il devient, par l’écriture, un lieu de réinvention et de résistance. Ensemble, elles montrent donc que réécrire le corps, c’est aussi subvertir le pouvoir qui l’opprime.
La sororité : espace de réparation et de confrontation
Lucile de Pesloüan, avec Tout brûler, approfondit cette idée en montrant comment les cercles de parole deviennent des laboratoires de réinvention de soi. Stella, son héroïne, découvre que la parole ne peut libérer immédiatement car elle est une arme à double tranchant : « La parole ne libère pas, elle tue. » Dans ce paradoxe réside une vérité sociale : le patriarcat impose des silences et entrave la libre expression des récits de femmes.
Pourtant, dans des espaces sécurisés, comme les cercles de femmes présents notamment dans Sœurs de plainte d’Alizée Vincent, récit journalistique dans lequel les co-victimes d’un même agresseur construisent un lien ambigu, car le soutien mutuel côtoie des tensions parfois insoutenables. Ce réseau de solidarité n’a pas pour effet, assez stéréotypique, de conduire les femmes vers leur libération par leur réunion. Au contraire, il les intègre dans une dynamique collective : la reconnaissance des douleurs des autres se fait alors, pour l’individu, miroir, parfois cruel, de sa propre souffrance.
Ces récits soulignent ainsi que déconstruire le patriarcat ne signifie pas simplement dénoncer des mécanismes d’oppression, étant donné que le monde lui-même se dévoile parfois hostile aux prises de paroles féminines. Ensemble pourtant, et en apprenant à accueillir la pluralité des récits, à reconnaître les dissonances comme autant de possibles pour (se) reconstruire, les femmes parviennent à dessiner de nouveaux horizons de résistance et de résilience.
Sociologie et littérature : des prismes complémentaires
Pierre Bourdieu, dans La Domination masculine, démonte les mécanismes invisibles par lesquels les structures patriarcales se perpétuent. Ces analyses, précises et implacables, trouvent des échos dans les œuvres littéraires qui interrogent les imaginaires. Monique Wittig, avec Les Guérillères, imagine une société dans laquelle les femmes réécrivent l’histoire à partir de leur propre expérience.
À ces récits collectifs répond la poésie de Wendy Delorme dans Le Chant de la rivière, œuvre dans laquelle chantent ensemble histoire et présent pour redéfinir les contours de l’amour et de la résistance. L’autrice y parvient en créant une poétique de la sororité à travers le motif de l’eau : la rivière devient à la fois mémoire et force collective. Personnage vivant, traversé par les récits d’amour queer, les ruptures et les résistances féministes, la rivière, mouvante et insaisissable, symbolise l’interdépendance des expériences, transformant blessures et silences en un flux continu. De fait, elle parvient à transformer les douleurs et les souvenirs d’un amour entre femmes en un mouvement commun : la force est exigeante, invite à habiter pleinement le collectif, à réinventer les liens dans une société fragmentée. La sororité, ici, se révèle fluide, résistante, infiniment humaine.
Ensemble, ces œuvres montrent que réécrire le corps, c’est aussi subvertir le pouvoir qui l’opprime.
Les violences systémiques imprègnent alors les sensibilités et envahissent les imaginaires, façonnant ainsi les paysages littéraires. Face à ce courant oppressant, la sororité, telle qu’elle se déploie dans ces œuvres, est décrite comme libératrice : elle rompt les digues des récits hérités pour creuser de nouveaux lits, où circulent des récits plus justes, plus inclusifs. Dans ce mouvement fluide et incessant, la sororité agit comme un acte de décolonisation des imaginaires, redistribuant les cartes littéraires et sociales avec une force collective.
Intersectionnalité et pluralité des voix
Kimberlé Crenshaw, avec sa théorie de l’intersectionnalité, met en lumière les enchevêtrements entre sexisme, racisme et autres formes d’oppression. Cette perspective enrichit les récits de Marcia Burnier et Nelly Slim dans It’s Been Lovely But I Have to Scream Now, une anthologie féministe et queer qui revendique le pouvoir de la pluralité. Chaque texte, écrit à la première personne, s’inscrit dans une dynamique où le collectif ne gomme pas les singularités, mais les exacerbe. Dans cette même idée, Audre Lorde, dans Sister Outsider, insiste sur l’importance de relier les luttes sans effacer leurs spécificités en rappelant que la sororité, pour être authentique, doit intégrer les différences – aucune femme n’est libre tant qu’une autre est enchaînée. Cette tension entre unité et diversité est le défi central d’une sororité réellement transformatrice, à la fois pour les femmes et pour la société à laquelle elles appartiennent.
La littérature permet d’explorer des alternatives possibles, mondes où les logiques patriarcales seraient renversées. Dans Beloved de Toni Morrison, la communauté féminine devient par exemple un refuge face à la brutalité de l’histoire – cette solidarité, forgée dans l’épreuve, offre une vision des liens humains transcendant la violence. De même, Marie Rouzin, dans Treize Âges de la vie d’une femme, retrace l’évolution d’une femme à travers les étapes de son existence, chacune marquée par des luttes contre l’effacement. Ce récit qui traverse son histoire et ses lecteurs, montre que l’émancipation ne peut se réduire à un acte isolé : elle est une construction collective, un tissage patient de récits croisés.
La sociologie révèle les structures de domination, la littérature leur donne une chair sensible.
Réinventer les récits
Les œuvres de Jouniaux, Vincent, Pesloüan et Delorme proposent une réinvention des récits et, grâce à elle, les corps, les mémoires et les solidarités deviennent les matériaux d’une nouvelle humanité. Cette réinvention passe alors par la transformation et le changement, force et socle d’une construction plus libre.
La sociologie révèle les structures de domination, la littérature leur donne une chair sensible. Ensemble, elles offrent une double voie pour le changement : comprendre les rouages des oppressions et imaginer les échappées possibles. Au cœur de cette dynamique, la sororité s’impose comme une force essentielle, car à la manière d’une forge, elle façonne un lieu où les mots, les idées et les liens deviennent des outils pour bâtir un monde libéré des chaînes patriarcales.
Ces récits, nourris par les imaginaires d’un monde post-patriarcal, nous ouvrent des brèches : les alliances humaines peuvent se tisser et l’oppression peut enfin céder. Ils nous invitent donc à les lire ou à les écrire, mais également à les incarner, pour que cet avenir, encore fragile dans ses contours, devienne un présent à habiter pleinement.