Entretien avec Emmanuel Burdeau critique de cinéma et ancien rédacteur en chef des ” Cahiers du cinéma “sur la nouvelle place de Substack dans la critique de ciné. Entre films vus, interventions, vidéos, notules, journal, Luca Pomioli et Edouard de Montvalon reviennent sur l’élaboration d’une critique de cinéma « à son compte ».

1. Pour commencer, savez-vous qu’il y a beaucoup de jeunes gens dont la tête touche terre avec les mains en appui contre le sol et le dos rond rien que de penser à votre activité critique récente (orale et écrite) ?

Pourquoi se mettre dans cette position ? On dirait un chat quand il a peur. Il ne faut pas. Vous me dites que les « jeunes » portent attention à mon travail ? Je ne vois pas ce qui pourrait me faire plus plaisir.

2.⁠ ⁠Votre activité sur substack est récente et assez inédite. Qu’est-ce qui vous a poussé vers cette plateforme, avec ses modalités d’écriture ?

J’avais arrêté d’écrire sur les films qui sortent vers la fin des années 2010. Ma priorité allait à des projets d’écriture au long cours. Je me demandais aussi si je n’avais pas passé l’âge.

Le cinéma évolue très vite, mieux vaut être en forme et pas trop coupé de l’air du temps. 

J’ai recommencé à écrire sur l’actualité des films il y a un an environ, sur le site du Média TV, grâce à Julien Théry et à raison de trois articles par mois environ. La raison en est que cela me démangeait et qu’intervenant régulièrement en salle, je voyais à nouveau beaucoup de films neufs. Dans le même temps je me suis mis à poster de façon presque quotidienne et plus personnelle sur Instagram, dans les limites fixées par Mark Z : 2 500 signes au maximum. Je trouvais très bien que ce format soit peu ou prou celui d’une notule dans les Cahiers. C’est en écrivant des notules, genre à mon avis majeur, que j’ai appris à écrire. Peu à peu je me suis malgré tout senti un peu à l’étroit, et le type d’écriture que j’avais commencé de mettre en place et que j’avais envie de développer n’était pas vraiment fait pour un média généraliste comme Le Média TV. C’est Blandine Rinkel qui m’a parlé de Substack et qui m’a aidé à y faire mes premiers pas. Je la remercie. Plusieurs choses m’ont vite séduit. Que la plateforme se présente comme étant dédiée à l’écriture. La possibilité de s’abonner sans créer de compte, juste en entrant son adresse mail. L’interface élégante, le confort de l’usage, la facilité d’y charger aussi bien de l’audio que de la vidéo. Et enfin que celui puisse être, via un système d’abonnements payants, une source de revenus : écrire sur les films est mon métier, cela me semblait donc à la fois bienvenu et logique. Quatre mois plus tard, je peux dire que j’ai entièrement retrouvé le plaisir, que je croyais avoir perdu, d’écrire sur l’actualité du cinéma. Et je peux dire aussi que le long travail sur Serge Daney (dans la perspective d’un livre encore à venir), après m’avoir pas mal inhibé, a fini par me désinhiber. Tout n’est pas rose pour autant. Lorsqu’on me demande ce que je fais en ce moment et que je réponds que je publie sur Substack, la mine de mon interlocuteur est, au mieux, déconfite. Subquoi ? J’espère que cet entretien contribuera à arranger cela.

3.⁠ ⁠Aux yeux de l’administration fiscale, vous êtes un influenceur. Qui influencez-vous ?

J’aimerais pouvoir répondre comme Orson Welles. À quelqu’un qui lui demandait : « Êtes-vous influencé ? », au lieu de botter en touche ou de citer un chapelet de noms, Welles répondait : « J’essaie ». J’essaie d’être influencé par Daney, par Narboni, par Bazin. Et j’espère m’influencer moi-même. C’est déjà pas mal.

Je dirais quand même, pour être clair, que le critique est l’opposé de l’influenceur. Je ne demande pas à qui me lit de suivre mes avis, de diffuser mes idées, etc. Cela ne m’importe pas du tout. Cela aurait même plutôt tendance à m’angoisser. J’aimerais simplement aider à élargir le champ de la réflexion et de la sensibilité de mes lectrices et lecteurs.

4.⁠ ⁠Partagez-vous ce constat de quelque chose qui est en train de changer dans la Critique ? On a en effet parlé de « tournant » dans cette rentrée critique ?

Il est sûr qu’en cette rentrée quelque chose a changé pour moi. Je croise les doigts : pourvu que cela dure. Plus largement, je fais le pari que, contrairement à ce qu’on a beaucoup dit, la critique intéresse encore. Intéresse même beaucoup. Qu’il y a un vrai désir, une vraie curiosité. Récemment, Raphaël Nieuwjaer (critique également, notamment pour les Cahiers) me disait par mail que selon lui on assiste en ce moment à une personnalisation de la critique. Il a sans doute raison. Je ne suis pas sûr qu’il faille absolument dire je à chaque phrase (ce que j’ai pourtant tendance à faire dans mon Journal Critique de Substack). Pas sûr non plus que Raphaël voie d’un très bon œil cette personnalisation. Mais quelque chose est en train de se jouer à cet endroit. Un tournant donc ? Peut-être.

5. Est-ce que le tournant, selon vous, se joue plutôt « à domicile » selon une démarche d’écriture individuelle, ou à l’extérieur, en particulier dans des podcasts ? (lesquels, depuis quelque temps, prolifèrent, non ?)

Un podcast peut aussi se faire à domicile. C’est le cas de « Spéculations », désormais filmé, et filmé chez moi, à Pesmes, 70 140. La possibilité de voir des films et d’écrire, sinon dans son coin, en tout cas à l’écart de la sociabilité parisienne, est une aubaine pour moi. J’ai toujours eu du mal avec cette sociabilité, ce qui n’est d’ailleurs pas nécessairement à mettre à mon crédit. Vivre à Paris, croiser à chaque coin de rue quelqu’un qui travaille dans le milieu du cinéma et de la culture, qui vous demande des nouvelles – « Le Daney, ça avance ? On l’attend ! » – avait fini par me devenir insupportable. Mais c’est aussi, pour revenir à une question précédente, que je suis trop aisément influençable.

On comprendra donc qu’à l’inverse j’éprouve un immense plaisir être désormais à la fois le seul auteur et le seul éditeur de mes textes. Si en plus ils sont lus : merveille.

6.⁠ ⁠Vous parlez beaucoup du lien qui unit critique et jeunesse, comme quoi on ne devrait pas rester critique toute sa vie. Or, « jeune », vous ne l’êtes plus tout à fait… Dérogez-vous à la règle ?

Vraie question. Récurrente, voire lancinante pour moi. Les exemples de critiques qui ont su durer sont rares. Nos grands modèles sont morts jeunes, Bazin à 40 ans, Daney à 48. Passé un certain âge, on peut abandonner les articles pour les livres : c’est ce que j’ai fait, ou cru pouvoir faire à une époque. Mais la forme de l’article continue à exercer sa fascination, avec la vitesse qui lui appartient, l’investissement théorique, la joyeuse incomplétude, la folie de croire qu’un film saisit et signe une époque… Je ne réponds pas vraiment à votre question, car je n’en ai pas de réelle réponse. A moins que, tout simplement, avoir 51 ans en 2025 soit l’équivalent d’avoir 40 ans en 1983 ou 34 ans en 1952 ?  

7.⁠ ⁠Quels sont vos liens avec les Cahiers du cinéma aujourd’hui, votre école ? Que pensez-vous de leur évolution ?

Quand j’ai quitté les Cahiers – en 2009, je le précise pour celles et ceux qui continuent de me demander si j’y travaille toujours, et si Bazin est aussi sympa qu’on le prétend –, je me suis fait la promesse de ne pas parler de ce que la revue deviendrait. D’une part parce que, quand j’y étais, j’ai trop souffert des commentaires des anciens, soit pour s’étonner qu’on ait défendu tel film, soit pour s’offusquer qu’on soit passé à côté de tel petit bijou. Par moments c’était très pénible. D’autre part parce que la période pendant laquelle j’ai dirigé la revue avec Jean-Michel Frodon ne m’a pas laissé que de bons souvenirs. Plus de quinze ans ont passé. Je ne suis pas sûr d’avoir toujours respecté mon devoir de réserve. J’ai eu tort. La tentation est parfois trop forte… Je reçois les Cahiers chaque mois, je les lis, je connais un peu – pas tellement – l’équipe actuelle. La revue née en avril 1951, célèbre pour ses excès et sa couverture jaune, reste ma seule école. Quand j’y suis entré, je ne savais rien. C’est là que j’ai tout appris.

8.⁠ ⁠Au fond, la place que tient l’écriture (le style, la manière) dans votre activité critique, cela vient des Cahiers non ? C’est dans le nom même des Cahiers du Cinéma, il y a quelque chose de littéraire, il y a presque l’idée de littérature, avec le Cahier/Carnet de l’écrivain ?

Tout ce que je fais vient des Cahiers. Tout ce que je fais vient de Daney. Tout ce que je fais vient de Narboni. Mélange d’intellectualisme peut-être indû et d’humour éventuellement pincé. Combinaison d’investissement théorique sans doute excessif et de passion toute personnelle. Croyance que le rapport au cinéma est d’abord un rapport à l’époque, au temps qu’il fait… Vous parlez d’écriture. Big Serge l’a dit en des termes très clairs. C’était au cœur de l’automne 1977, dans un entretien accordé à New York avec Bill Krohn à l’occasion d’une semaine des Cahiers. Le cinéma que les Cahiers ont aimé et défendu a toujours été un cinéma hanté par l’écrit. De Pagnol à Duras, de Straub à Demy, etc.

La critique telle que les Cahiers la pratiquent et la conçoivent a toujours consisté en un effort pour se rendre sensible à cette hantise, pour parvenir à être hanté à son tour.

Autant dire que le cœur des Cahiers ce n’est pas la mise en scène, c’est l’écriture : l’écriture dans les films et l’écriture à propos des films. C’est la conviction que le cinéma produit et suscite un certain type de texte. Je l’ai déjà dit cent fois. Je suis prêt à le répéter cent fois encore. C’est capital. On ne le comprendra jamais assez bien.

9.⁠ ⁠Quel rôle joue l’humour dans votre écriture ? (Lors d’un cours d’analyse de film à l’ESSEC vous écrivez : « Nous regardons la scène deux fois à la suite avec une juste une pause de quelques secondes. Consignes : on ferme les ordinateurs, on range les portables, on éteint les drones »)

Je dis souvent que j’ai raté ma vocation : j’aurais voulu faire du stand-up. Je me rattrape un peu en faisant des imitations de cinéastes en vocal (feuilleton de cet été : Bela Tarr sort de sa retraite pour réaliser un film porno écrit par Hervé Aubron – qui, true story, l’interrogea un jour sur l’absence de sexe dans son cinéma –, avec dans les rôles principaux HPG, Clara Morgane, Jacques Rancière et « the Hungarian Brad Pitt »). J’ai hélas réalisé trop tard ce désir de comédie, lorsque parler en public a commencé à devenir non seulement une joie mais une drogue. Tant mieux peut-être : le stand up est destructeur pour la personnalité. Rien ne dit en outre que j’aurais été bon, même si quelques amis persistent à m’encourager à monter un one man show critique (« Alors l’autre jour je croise Thierry Chèze et Pierre Murat… ») L’humour tient une place centrale dans ma vie (la phrase est affreuse mais elle est vraie). Pendant longtemps il n’en a tenu presque aucune dans mes articles. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Personnellement je suis tenté de m’en féliciter. Quelqu’un qui confie avoir ri en me lisant me rend heureux pour toute la journée. Il y a peut-être aussi autre chose. Ce que j’écris peut être dur : dur théoriquement et dur pour les autres, les autres critiques surtout, pas sympa et même parfois un peu cruel. L’humour permet, je l’espère, de rétablir une sorte d’équilibre.

10.⁠ ⁠Pour beaucoup de critiques en devenir, vous suivre à droite et à gauche revient à glaner les bribes d’une masterclass inconnue (mais pourtant bien réelle) …

Est-ce une question ? Ne manque-t-il pas ici un point d’interrogation ? Je suis en tout cas partant pour faire tourner dans toute la France une master class « Comment devenir critique sans se prendre la tête ni lire Télérama ».

11.⁠ ⁠On vous entend beaucoup (vous semblez volubile comme SD) et on vous lit aussi beaucoup. Votre volume d’écriture est impressionnant. On a l’impression que vous écrivez comme vous parlez. Vous qui venez de l’écrit, quel rôle à l’oral pour vous (pour en revenir aux podcasts, notamment) ?

Je n’ai pas la citation exacte sous les yeux mais il faudrait que je la retrouve car j’y pense assez souvent ces derniers temps. A un moment des entretiens que j’ai faits en 2010 avec lui pour ce qui est devenu un livre chez Capricci, Comédie, mode d’emploi, Judd Apatow parle de Superbad et de Pineapple Express, films qu’il n’a pas réalisés mais qu’il a produits. Il dit que l’un comme l’autre ont été faits très vite et avec peu d’argent. Et il ajoute qu’il aime ça : aller vite et dépenser peu. Je crois qu’à l’époque je n’ai pas compris qu’on pouvait avoir  comme ambition d’aller vite. J’écrivais plutôt lentement, et cela m’allait très bien. J’aimais peaufiner, prendre du temps… C’est en commençant à publier sur Substack que cette citation m’est revenue. À mon tour je me suis dit qu’il fallait que j’écrive vite, que je ne soigne pas trop, que je sois moins maniériste, que j’arrête de lutter contre certaines facilités d’écriture, que je laisse les articles aller où ils veulent. Leçon d’Apatow, leçon de Daney encore et toujours. J’ai un début, j’ai une fin possible : je me lance. Leçon venue de l’oralité ? Tirée, en tout cas, d’une expérience qui commence à s’accumuler. J’aime énormément parler en public, tenter des trucs, réfléchir en direct (c’est pourquoi je ne prépare pas, ou peu). J’aime tenir le micro, faire circuler la parole, répondre aux remarques et aux questions. En salle cela m’est mille fois plus facile que dans la vie. Autre citation (déjà reprise sur Substack) : Jerry Seinfeld, quand on Luca Pomioli, Edouard de Montvalonui demande pourquoi il en est venu au stand-up, a pu répondre qu’il serait incapable de parler à chacun de ses spectateurs pris séparément, mais qu’en revanche il est très à l’aise quand il s’agit de s’adresser à eux tous ensemble. Cela me parle.

Malgré tout, aujourd’hui, après quatre mois de Substack et plus de cinquante textes, il faut que je le reconnaisse : je préfère écrire.

12. Pour finir, vous avez lancé, ce 1er Décembre, sur votre substack, les « chocolats de la critique » : un calendrier de l’Avent. Mais nous, nous pensons déjà aux cadeaux. Est-ce que vous auriez pour nos lecteurs une idée-cadeau ? Une recommandation d’achat à mettre sous le sapin ?

Avec l’accord de Lux Éditeur, je vais pour Noël proposer une formule d’abonnement payant avec Gravité à la clé, le livre sur Billy Wilder paru en 2019. Je réfléchis aussi – nous réfléchissons, avec Adam Mithieux, un de mes étudiants à HEC – à une formule réservée à mes lectrices et les lecteurs les plus assidus (chose que la plateforme permet de mesurer). Je précise qu’au départ, cette idée d’être mon propre entrepreneur critique me donnait des sueurs froides. Je m’y suis fait. Pour une raison simple : j’ai l’impression d’avoir tout recommencé à zéro. D’être reparti sur de nouveaux chapeaux et sur de nouvelles roues. Mes recommandations par ailleurs ? C’est sans doute le moment ou jamais d’offrir Les Irresponsables – Qui a porté Hitler au pouvoir ?, le dernier livre en date de l’historien Johann Chapoutot. Sinon : La Rampe, Serge Daney ; La Grande Illusion de Céline, Jean Narboni. Ou alors un roman : ces dernières années je n’ai rien lu de si fort que L’Ami commun de Charles Dickens (plus de 1000 pages) récemment réédité en poche.

Entretien mené par Luca Pomioli et Edouard de Montvalon