Un entretien réalisé au Saint Médard, à Paris, le 26 mars 2025. 

Victor Dumiot : Bonjour Rose. Tu publies ton premier roman, Drama Doll, chez Gallimard, dans la collection « Aventures », fondée par Yannick Haenel. Quel en est le point de départ ? Un roman, « sans histoire ».

Rose Vidal : Je crois que le cheminement a été long, initié dans ma pratique plastique. J’ai longtemps eu du mal à trouver un sujet, à savoir ce que mes travaux plastiques pourraient avoir à dire. Mais les formes sont apparues à mesure que je rencontrais des personnes : je fabriquais alors comme on offre quelque chose. Par amitié, par amour, parfois par réparation. De là est née cette idée d’une pratique qui s’adresse, non seulement à des thèmes, mais à des personnes. Une pratique en forme d’offrande ou d’échange. Ce qui est pratique avec le texte, c’est qu’on peut le donner sans forcément le perdre, à la différence des œuvres plastiques… Pas évident de faire une carrière d’artiste si on passe son temps à tout distribuer toutes ses pièces à la ronde ! (rires)

Victor Dumiot :Ce qui explique sans doute cette écriture disjointe, presque éparpillant la voix dans une série d’adresses. Emmanuelle, notamment, semble traverser tout le livre.

Rose Vidal : Oui… et au-delà d’elle, il y a une volonté d’élargissement de l’adresse. Ces figures, ces instances à qui la narratrice destine les pages. Elles permettent au livre de parler, de manière inattendue, à des lecteurs et lectrices que cela ne semblait pas concerner directement.

Victor Dumiot :Ce qui frappe aussi, c’est cette volonté de faire advenir une forme nouvelle dans le texte.

Rose Vidal : Au départ, j’imaginais ce texte comme une fabrique de formes, un atelier virtuel. Parce qu’à la différence de l’écriture, la production plastique requiert de l’espace, des matériaux, des compétences, une économie contraignante et pas toujours évidente à mettre en place. L’écriture, elle, m’accompagne partout.

Victor Dumiot :L’écriture est mobile. Et pourtant, ce n’est pas une pure expérimentation. Tu travailles la phrase à mains nues. Tu l’inquiètes, notamment par une forme particulière d’écriture inclusive.

Rose Vidal : Cela fait plusieurs années que je travaille sur ma phrase. Je la module, je l’écoute changer. J’en explore les possibilités. Je cherche des variations : comment dire autrement ? Comment penser autrement ? J’ai toujours eu besoin d’écrire pour penser. Ensuite, je taille, j’édite, je monte.

Victor Dumiot : La page devient un espace à part entière, presque une toile. Les phrases, les mots, les lettres, tout y circule hors des logiques classiques. Mais toujours avec un souci de lisibilité.

Rose Vidal : C’est essentiel pour moi : rester lisible. J’ai été formée à l’écriture par l’écriture critique, où la clarté est un devoir. Il faut que le texte puisse parler à quelqu’un. Ce qui me ferait peur, ce serait de m’enfermer dans une écriture hermétique, solitaire. D’où les gestes graphiques dans le livre : les phrases qui s’éclatent, se spatialisent. Pour moi, c’est une manière de géométriser la pensée, peut-être d’en faire un espace habitable.     

Victor Dumiot :Comme une carte mentale ?

Rose Vidal : Oui. Le discours est déjà une architecture. Le geste graphique vient simplement souligner cette architecture, sans perdre le lecteur. Il donne un autre accès à ce qui est déjà là.

Victor Dumiot : Certains mots apparaissent en gras. Pourquoi ?

Rose Vidal : J’aime laisser les interprétations ouvertes. Est-ce un mot qu’on lit plus fort ? Un mot qui s’imprime davantage dans la tête ?

Victor Dumiot : Il devient agressif.

Rose Vidal : Ou lumineux. Certains mots ont cette force-là, de toute façon. Je crois que mes explorations stylistiques ou graphiques disent avant tout que j’aime la langue, y compris dans ce que ses formes ont de codifiées. Ce n’est pas un geste de rupture, mais d’attachement. J’aime les langages techniques, administratifs. Mon plaisir, c’est de les faire évoluer, de les plier vers un langage plus souple : celui de la littérature.

Victor Dumiot : Il y a, derrière tout cela, une traque du sens caché. C’est très générationnel. L’écriture inclusive, par exemple, marque cette conscience de la violence symbolique de la langue. Aujourd’hui, nous parlons sans savoir comment nous être entendus. Un simple SMS peut être lu de mille façons. C’est angoissant. Et ton roman capte très bien cette inquiétude contemporaine.

Rose Vidal : Oui, cette inquiétude vient aussi d’une conscience de la puissance du langage. Il peut fasciner, comme un film d’horreur fascine. Il contient des zones d’ombre, des oublis, des invisibilisations. Et comme tu le disais, c’est très lié à la douleur. Il y a une parenté entre douleur et langage, sur cette question du caché. Je crois que j’ai une manière de vouloir mettre en lumière certaines choses, pour mieux les laisser, ensuite, repasser dans l’oubli. Pour moi, rien n’est plus écrasant qu’une douleur qu’on nie, qu’on évite ou qu’on refuse de regarder en face. C’est alors qu’elle surgit au premier plan. J’aime beaucoup l’exemple pictural de la vanité. Comment représenter la mort dans la vie ? La peinture l’a souvent reléguée au fond du cadre, comme pour en atténuer la violence. Car si l’on s’obstine à ne pas la faire apparaître, elle finit par envahir toute la scène. Elle devient écrasante, insupportable. Alors que si on la reconnaît, si on lui donne cette place d’arrière-plan elle perd de son pouvoir de sidération et laisse la vie prendre le devant. Elle devient presque familière aussi, quotidienne.

Je crois que c’est ce que j’essaie de faire avec la douleur : ne pas la poser comme seul sujet, mais comme une réalité difficile à nommer, à accueillir. Nous avons du mal à lui faire une place. Et quand on tente de s’en protéger, on le fait souvent maladroitement.

Victor Dumiot : De la mort.

Rose Vidal : Et de la douleur. D’où la nécessité, peut-être, de savoir en parler. De mettre des mots. Mon livre ne prétend pas épuiser le sujet. C’est une tentative, un essai au sens propre : une proposition. J’écris aussi pour être contredite, reprise, commentée. J’avais envie de lancer quelque chose, et de le voir évoluer au contact des lectures, des retours, des histoires qu’on me racontera en écho. C’est presque une couture à reprendre, un point à rebroder. Repartir du début, s’il le faut.

Victor Dumiot :Justement, cette exploration de la douleur irrigue tout le livre. Douleur du deuil, douleur physique, mais aussi douleur de l’antidouleur elle-même. Tu parles, par exemple, du fléau des opioïdes, de l’addiction aux médicaments. Pourquoi ce rapport si insistant à la douleur ? Qu’est-ce qui t’a conduite à t’y confronter ainsi ?

Rose Vidal : Je crois que c’est un sujet très contemporain. Pas parce que notre époque souffrirait davantage, ou se complairait dans une posture victimaire, mais parce qu’à travers ce genre de phénomènes de surconsommation d’antidouleurs, ou de figures comme Luigi Mangione, elle met la douleur au centre de nos réflexions, comme un point de bascule, une clé pour repenser la culture, l’histoire, nos manières d’être en lien. La douleur devient une voie d’accès, une entrée vers quelque chose de plus vaste. On voit apparaître de nombreux récits de douleur, mais aussi une grande difficulté à les entendre, à les accueillir, à les partager. La crise des opioïdes en est un symptôme, tout autant que les mouvements de libération de la parole.

Pour moi, cela dit quelque chose de notre époque : la douleur comme langage possible, comme forme de reconnaissance, comme fondement même d’une relecture du monde. Elle permet de reconsidérer les structures, les représentations, les récits politiques, symboliques, affectifs. C’est une clé d’accès très actuelle à la culture, à l’anthropologie, à l’histoire.

Et ce que j’aime dans cette manière de penser, c’est que rien n’est figé. On pose des jalons, on se trompe, on corrige. Il y a quelque chose d’excitant à être au début d’une cartographie. Cela permet aussi de dialoguer avec des disciplines différentes, avec des personnes très variées : neurologues, sociologues, artistes…     

Victor Dumiot :C’est un vrai phénomène d’époque. Moi qui ai un peu travaillé sur Nicolas Danziger, je vois bien que la douleur devient un vecteur central de notre temps. Mais aussi un point de friction. On l’associe souvent au féminin, notamment dans la littérature : les femmes y racontent leurs blessures, leurs violences subies. Or ce qui m’interroge, c’est la manière dont la douleur peut aussi transformer notre représentation du masculin. Quelle place pour un homme qui dit sa douleur ? Pour moi, certaines figures masculines qui osent le faire sont souvent des incels. C’est terrible, mais c’est aussi révélateur : une douleur intériorisée, tue, peut se retourner en ressentiment, en violence. La douleur, à défaut d’être partagée, se retourne en violence.

Rose Vidal : La douleur et la violence sont étroitement liées. La violence produit de la douleur, mais parfois, c’est la douleur elle-même qui engendre de la violence. Pour moi, c’est un sujet partagé : personne n’y échappe. Et pourtant, on cherche souvent à l’assourdir, à la taire, à ne pas la voir. Cela mène parfois à l’ignorer même en soi. Mais il existe aussi des manières d’en parler, de la partager, de l’apprivoiser. Je ne voulais pas faire de la douleur une identité, ni constituer des identités – même de personnages – sur des douleurs. Ce qui m’intéresse, ce sont les autres formes d’identité que la douleur permet d’éclairer : des formes d’identités relationnelles, des communautés d’attention, de forces partagées, de paroles échangées. Des forces d’espoir et de possibles aussi. C’est là que quelque chose de plus beau peut se créer.

J’explore ces questions dans des champs très différents, parce qu’il y a une base presque scientifique à tout cela. Les corps souffrent, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils le reconnaissent ou non. Et cette souffrance déborde le corps individuel : elle habite un corps commun, un corps ancien, un corps futur, un corps transgénérationnel. Ce que je dis là est peut-être moins d’ord...