Etty Hillesum en 1939

En 1941, à Amsterdam, une jeune femme juive de vingt-sept ans débutait le journal de trois années intenses et bouleversantes, véritable aventure spirituelle et profondément humaine. Ce furent en réalité les trois dernières années de sa vie : elle sera assassinée à Auschwitz le 30 novembre 1943. Soixante ans plus tard, Etty Hillesum devint un nom synonyme d’espoir et d’amour, qui perdure, et qui doit perdurer – malgré tout.

Comme elle le dit à propos du camp de Westerbork, peut-être faudrait-il parler en poète pour évoquer la vie d’Etty Hillesum et son journal. À l’instar des écrits de Charlotte Delbo, Une vie bouleversée semble ne pouvoir s’ouvrir à la fin que sur notre silence, un silence de mains tendues pour offrir ce livre, un silence de métamorphose profonde, de bouleversement douloureux et sublime. L’envie nous étreint d’être plein d’éloges et de prières (vous prier, chers lecteurs et lectrices, de lire Hillesum). Mais ce serait rendre peu grâce à la quête de simplicité qui a dirigé toute sa vie et qui est, nous le croyons, une leçon nécessaire.

Une quête de simplicité : vivre la vie dans ses véritables dimensions.

Cette quête de simplicité n’est pas synonyme d’austérité ; c’est, tout au contraire, une quête de la vie même. Et chez Hillesum, malgré toute sa foi et sa croyance en Dieu, l’absolu ne semble pas être dans le ciel, quelque part ailleurs, mais bien ici-bas, auprès des êtres, en les êtres et les choses les plus simples. Elle nous invite “à écouter au-dedans de [nous]”, afin de “retrouver contact avec un petit morceau d’éternité” que nous possédons tous. 

“Je crois que ma vie intérieure n’est pas assez simple. Je m’abandonne trop à des dérèglements, des bacchanales de l’esprit. […] Il faut vraiment devenir un peu plus simple. Me laisser vivre un peu plus. Cesser de vouloir que ma vie porte ses fruits dès maintenant. Mais j’ai trouvé le remède. Je n’ai qu’à m’accroupir sur le sol, dans un coin et, ainsi blottie, à écouter au-dedans de moi. Ce n’est pas de penser qui me tirera d’affaire. Penser, c’est une grande et belle occupation dans les études, mais ce n’est pas ce qui vous tire de situations psychologiques difficiles. Il y faut autre chose. Il faut savoir se rendre passif, se mettre à l’écoute. Retrouver le contact avec un petit morceau d’éternité.”

On attend, on écoute, on pose la respiration, on apaise la pensée. Dans cette époque qui est la nôtre, où nous sommes oppressés de toute part par les obligations et les culpabilités, peut-être se blottir dans un silence pourrait bien nous sauver. Ainsi, se mettre à l’écoute à travers la prière ou la méditation, dans une humilité toute pure, nous permettrait d’atteindre le moment présent et de voir à nouveau le monde dans sa nudité la plus belle. Et c’est par un dépouillement vers l’essentiel que l’on atteindra une pleine expérience de la vie. Hillesum suggère d’ailleurs la nécessité de se dépouiller de certains grands mots, voire du langage même, car être à l’écoute suppose de se taire : “Il faut oublier des mots comme Dieu, la Mort, la Souffrance, l’Éternité. Il faut devenir aussi simple et aussi muet que le blé qui pousse ou la pluie qui tombe. Il faut se contenter d’être.” 

Pour Etty Hillesum,  l’absolu ne semble pas être dans le ciel, quelque part ailleurs, mais bien ici-bas, auprès des êtres, en les êtres et les choses les plus simples.

Ainsi, grâce à ce dépouillement de soi, mais aussi en renonçant à de fausses idées, à de trop grands mots ou encore à un “mysticisme vague”, nous laissons la place à la vie-même, à “la réalité la plus nue des choses”. On s’offre alors la possibilité de ressentir un sentiment d’amour et de sérénité envers les choses les plus simples de la vie, de se réjouir à la vue d’un oiseau, de cyclamens, du ciel bleu et éclatant, d’un crépuscule ou encore de la petite lampe de bureau qui a veillé Etty durant ses nuits de lecture. Oui, comme nous l’aimons, au-delà de ce presque siècle qui nous sépare, cette petite lampe, sa jaune lumière…

“Mais il faut laisser les choses pour ce qu’elles sont, au lieu de vouloir les hisser à des altitudes impossibles ; et c’est en les laissant être ce qu’elles sont qu’on leur permet de déployer enfin leur valeur véritable. Partir d’un absolu qui n’existe pas et que, de surcroît, on ne veut pas vraiment, c’est s’interdire de vivre la vie dans ses véritables dimensions.” 

La compréhension – un acte de responsabilité face à la haine.

Vivre la vie dans ses “véritables dimensions”, c’est aussi y faire entrer les souffrances, les bassesses humaines, l’absurdité des actes de toute époque.

“[…] la vie est belle et pleine de sens dans son absurdité, pour peu que l’on sache y ménager une place pour tout et la porter tout entière en soi dans son unicité”

Là se trouve une autre des grandes qualités de notre chère Etty Hillesum : elle ne fuit jamais  la réalité et cherche toujours à se regarder et à regarder le monde avec une honnêteté et une sincérité absolues. Et parce qu’elle regarde le monde avec ces yeux-, avec sa volonté de comprendre au sens étymologique du terme (littéralement « saisir ensemble, embrasser quelque chose, entourer quelque chose »), Etty Hillesum dépasse les réactions faciles et binaires d’amour ou de rejet, pour tout accepter, avec lucidité.  

“En fait, je n’ai pas peur. Pourtant je ne suis pas brave, mais j’ai le sentiment d’avoir toujours affaire à des hommes, et la volonté de comprendre autant que je le pourrai le comportement de tout un chacun. […]

Autre leçon de cette matinée : la sensation très nette qu’en dépit de toutes les souffrances infligées et de toutes les injustices commises, je ne parviens pas à haïr les hommes. Et que toutes les horreurs et les atrocités perpétrées ne constituent pas une menace mystérieuse et lointaine, extérieure à nous, mais qu’elles sont toutes proches de nous et émanent de nous-mêmes, être humains. Elles me sont ainsi plus familières et moins effrayantes. L’effrayant c’est que des systèmes, en se développant, dépassent les hommes et les enserrent dans leur poigne satanique, leurs auteurs aussi bien que leurs victimes, […]”

Etty Hillesum ne fuit jamais  la réalité et cherche toujours à se regarder et à regarder le monde avec une honnêteté et une sincérité absolues.

Face à l’horreur du régime nazi, des camps d’extermination, face à toutes les oppressions arbitraires et au sadisme, il a toujours été facile, presque logique et évident, d’appeler de tels êtres des “monstres”. Et il serait facile, sans doute, de voir quelque sainteté chez Hillesum. Et pourtant, elle nous rappelle bien ici que toutes ces “atrocités” émanent de nous, sont présentes en nous-mêmes. Nous ne cherchons pas, en disant cela, à déresponsabiliser les crimes commis par ces individus, bien au contraire. Mais lutter contre le terme de “monstre” (tout comme le terme de “saint”, qui est son exact inverse), c’est lutter contre notre propre déresponsabilisation et peut-être aussi contre tout mouvement de haine.  

“Il faut apprendre à vivre avec soi-même comme avec une foule de gens. On découvre alors en soi tous les bons et les mauvais côtés de l’humanité. Il faut d’abord apprendre à se pardonner ses défauts si l’on veut pardonner aux autres. C’est peut-être l’un des apprentissages les plus difficiles pour un être humain, je le constate bien souvent chez les autres (et autrefois je pouvais l’observer sur moi-même aussi, mais plus maintenant), que celui du pardon de ses propres erreurs, de ses propres fautes. La condition première en est de pouvoir accepter, et accepter généreusement, le fait même de commettre des fautes et des erreurs.”

“Et l’unique responsabilité dont tu pourras te charger dans cette vie, c’est celle de ta personne. Mais alors il faudra le faire pleinement.”

Bien sûr il y a une morale chez Hillesum, J. G. Gaarlandt, le préfacier de l’édition originale, écrit d’ailleurs qu’elle “trouve sa morale personnelle dans l’affirmation d’un altruisme absolu”. Elle sait combien il est difficile d’atteindre un certain état de bienveillance et de confiance absolue, tout en restant lucide, en continuant “à regarder au fond des yeux le moindre fragment de réalité qui s’impose à [soi]”. Il a fallu se dépouiller de beaucoup de réflexes, de préjugés, faire le deuil de beaucoup d’idées, pour atteindre un sentiment de vie simple, pur, et ainsi trouver ce sentiment d’amour absolu, sinon de compassion. 

“Travailler à soi-même, ce n’est pas faire preuve d’individualisme morbide. Si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d’abord la paix avec soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour quelque race ou quelque peuple que ce soit, ou bien domine cette haine et la change en autre chose, peut-être même à la longue en amour – ou est-ce trop demander ? C’est pourtant la seule solution.”

“La vie est belle et pleine de sens dans son absurdité, pour peu que l’on sache y ménager une place pour tout et la porter tout entière en soi dans son unicité”

Nous aurions souhaité vous partager de nombreux autres passages de ce journal si pur et si éblouissant dans sa limpidité. Car il y a encore à découvrir dans ce livre une vision singulière et profondément belle de Dieu, ainsi qu’un espoir en l’avenir. On ne sort pas indemne d’une telle lecture, car toute sa gravité – malgré l’époque, malgré la mort terrible d’Hillesum – tout en elle nous pousse à la joie, nous pousse à l’amour.

“C’est la guerre. Il y a des camps de concentration. De petites cruautés s’ajoutent à d’autres cruautés. […] Je connais l’air traqué des gens, l’accumulation de la souffrance humaine, je connais les persécutions, l’oppression, l’arbitraire, la haine impuissante et tout ce sadisme. Je connais tout cela et je continue à regarder au fond des yeux le moindre fragment de réalité qui s’impose à moi.

Et pourtant, quand je cesse d’être sur mes gardes pour m’abandonner à moi-même, me voilà tout à coup reposant contre la poitrine nue de la vie, et ses bras qui m’enlacent sont si doux et si protecteurs – et le battement de son coeur, je ne saurais même le décrire : si lent, si régulier, si doux, presque étouffé, mais si fidèle, assez fort pour ne jamais cesser, et en même temps si bon, si miséricordieux.

Tel est une fois pour toutes mon sentiment de la vie, et je crois qu’aucune guerre au monde, aucune cruauté humaine si absurde soit-elle, n’y pourra rien changer.”

Références

  • Etty HILLESUM, Une vie bouleversée, Points, 1995/2020.
  • Charlotte DELBO, Auschwitz et après I : Aucun de nous ne reviendra, Les Editions de Minuit, 1970/2018.

Illustration : Etty Hillesum en 1939