Eve Guerra propose avec Rapatriement (Grasset, 2024) une tragédie puissante. La complexité des personnages et des passions qui les dirigent y sont traitées avec finesse. Le style est d’une puissance poétique rare en littérature contemporaine française.
Quelle œuvre Eve Guerra nous propose-t-elle avec ce premier roman ! Voilà un livre que j’ai un peu vu s’écrire et que j’ai longtemps attendu. L’intrigue, comme dans tous les grands romans, tient à peu de choses. Le père d’Annabella meurt dans un accident en Afrique alors qu’elle est encore étudiante. La jeune femme et sa famille paternelle vivent en France et voudraient rapatrier le corps, mais les frais sont élevés. L’entreprise, qui employait ce père dans des conditions troubles, refuse de payer le transport. En même temps qu’elle s’engage dans un bras de fer pour récupérer le corps afin de l’enterrer dignement, les souvenirs d’Annabella remontent à la surface. C’est dans l’espace de ce presque rien de l’intrigue que se déploient les sentiments les plus complexes.
Au Congo, pays d’enfance d’Annabella, la domination inonde jusqu’à l’intimité
Des personnages tragiques et ambivalents
Les parents meurent toujours loin. On les laisse quelque part au bord de l’enfance comme sur un autre continent. Mais dans Rapatriement, les règles de la tragédie transfigurent la matière autobiographique. Le drame y est tout à la fois singulier et banal. Les événements historiques se confondent au récit familial dans un flot extraordinaire. Car le malheur de la jeune femme prend sa source au milieu d’une terre éloignée.
Au Congo, pays d’enfance d’Annabella, la domination inonde jusqu’à l’intimité. On croirait une terre maudite qui rend fous les hommes. Aux yeux du père d’abord, c’est un lieu de conquête. Ce Français, fils d’immigrés italiens, obtient dans l’ancienne colonie belge une situation qu’il n’aurait jamais pu espérer en Europe. Il vit dans l’aisance et rencontre la mère d’Annabella. Même cette femme noire, sur laquelle, en tant que blanc privilégié, il peut exercer physiquement son pouvoir, jusqu’à ce qu’elle s’enfuie, est soumise à une forme de possession. Mais la violence n’est pas seulement familiale. Quand la guerre civile éclate, l’Afrique représente rapidement le lieu de l’alcoolisme du père et de sa déchéance.
Une héroïne entre deux mondes
Cette double dimension hante Annabella. Tout en elle appartient à ce déchirement entre deux mondes. Le personnage ne cesse de naviguer entre la France où elle échappe à la guerre et l’Afrique natale, qui renferme en son sein le paradis de l’enfance et le ...