Avec Féminicène paru chez Fayard en 2023, Véra Nikolski nous propose un ouvrage passionnant, à la croisée entre deux thématiques, féminisme et crise environnementale. Un livre polémique, en marge des discours actuels, où les thèses sont défendues avec rigueur et élégance.
Constat à la fois trop vite oublié et trop peu interrogé, l’émancipation des femmes, aussi évidente qu’elle puisse paraître dans les sociétés occidentales, est un phénomène récent et même relativement rapide à l’échelle de l’humanité. Olympe de Gouges a proclamé les droits de la femme et de la citoyenne il y a à peine plus de deux siècles et nous nous fêterons l’année prochaine, en France, les soixante ans du droit de vote des femmes, c’est-à-dire d’un droit obtenu il y a seulement deux générations. Voilà tout l’écart qui nous sépare de ce passé si contemporain et pourtant si éloigné de notre imaginaire.
Plus étonnant encore, cette évolution sociale s’est accomplie, comme le rappelle Véra Nikolski “sans arme” ni “réel rapport de force” (p. 35,36). Il n’y a pas eu de blocages répétés des moyens de production, avec occupation des usines. Aucune grève générale des tâches domestiques. Point d’émeutes ou de barricades pour renverser le patriarcat, le SCUM manifesto dans une main et le cocktail Molotov dans l’autre.
Un triomphe aussi fulgurant que pacifique qui amène dès lors à s’interroger sur cette évolution.
La nature, masculiniste malgré elle ?
Comment expliquer alors pareille rapidité dans ce qui apparaît comme un ”processus historique inexorable, global, largement indépendant des contingences conjoncturelles et des volontés isolées” (p.43) et, en même temps, a contrario, puisque, sans heurt majeur, pourquoi cette tardiveté dans l’histoire humaine ?
Pour répondre à cette dernière interrogation Véra Nikolski, en inscrivant l’ensemble de sa réflexion dans la lignée intellectuelle d’Emmanuel Todd, avance l’hypothèse d’un environnement naturel ayant favorisé la prédominance masculine, soulignant que certaines caractéristiques physiques, dans un environnement naturel général, ont procuré un avantage comparatif aux hommes, ce qui leur a permis de prendre un ascendant dans l’ensemble des constructions sociales.
L’anthropocène, grand champion du féminisme
C’est cette organisation humaine relativement homogène, prenant appui sur les conditions naturelles, que le progrès technique est venu bouleverser. Outre le développement de la médecine ou de l’hygiène, l’amélioration des conditions de subsistance, avec la substitution de la machine à l’énergie physique, a ainsi permis non seulement d’accroître le niveau de vie par la massification des biens de consommation, mais, en outre, d’automatiser certaines tâches, à la fois productives et domestiques. Cette automatisation du travail a dès lors ouvert la voie à l’émancipation des femmes par la diminution du poids du dysmorphisme sexuel dans de nombreux emplois. Un espace politique possible dans lequel s’est inscrit, loin de l’imaginaire che guevaresque de certains féministes, l’émancipation des femmes :
“Oui, la condition de l’homme a radicalement changé sous l’anthropocène ; mais celle de la femme a changé plus encore, car l’anthropocène lui a apporté une libération non seulement de la nature — particulièrement spectaculaire puisque c’est sur la femme que les contraintes naturelles faisaient le plus lourdement — mais aussi de l’homme, auquel la nature l’asservissait.” (p.160)
La remise en cause du progrès : un risque majeur pour le féminisme
Mais si le féminisme est un phénomène moderne, permis par le progrès technique, son développement apparaît dès lors intrinsèquement lié à l’avenir de ce dernier. Que l’humanité découvre de nouvelles sources d’énergie et le dysmorphisme sexuel continuera à s’atténuer.
Mais si le féminisme est un phénomène moderne, permis par le progrès technique, son développement apparaît dès lors intrinsèquement lié à l’avenir de ce dernier. Que l’humanité découvre de nouvelles sources d’énergie et le dysmorphisme sexuel continuera à s’atténuer. Qu’au contraire la puissance technologique régresse, et dès lors les biais naturels redeviendront des facteurs structurants des organisations humaines. Or aujourd’hui, dans une société où commence à poindre le spectre de la fin de l’abondance énergétique et de l’épuisement des ressources, du fait d’une surexploitation de notre environnement par ce même progrès technique, il apparaît urgent de se demander comment à la fois garantir d’un côté l’émancipation des femmes et, d’un autre côté, anticiper une organisation sociale efficiente dans un cadre de plus en plus contraint.
Dans ce contexte, la survalorisation de l’imaginaire d’une libération de la femme comme fruit de luttes sociales et par la revendication de droits plutôt que comme l’accomplissement d’une potentialité permise par le développement industriel peut amener à une dangereuse erreur d’appréciation, puisqu’elle conduit à minorer les conditions d’exercice des droits acquis :
“Si les féministes actuelles ne s’inquiètent, concernant la condition féminine, que du renouveau du catholicisme intégriste, c’est parce que, refusant de considérer les prérequis de l’émancipation, elles ne réfléchissent pas à ce qui pourrait les faire disparaître, ou simplement fragiliser, alors qu’une telle disparition ferait s’écrouler tout l’édifice de l’émancipation comme un palais dont on aurait soufflé les fondations. Leur confusion sur le passé leur interdit de prendre conscience des dangers qui les menacent.” (p.182)
Plaidoyer pour un nouveau féminisme
Reste alors à déterminer, si l’on est féministe, les solutions envisageables afin de prévenir une telle régression. Le plus urgent, selon Véra Nikolski, est d’abord, sans gommer le féminisme revendicatif, d’œuvrer à une revalorisation du féminisme du faire. Elle défend par ce terme un féminisme qui s’exerce, entre autres, par un meilleur accès à des postes scientifiques, afin d’assurer la place des femmes dans le développement du monde à venir.
“Ne vaut-il pas mieux armer les femmes plutôt que les protéger ? La réponse à cette question dépend de la vision que l’on a de l’avenir : si on espère un monde qui continuera, sans trop de heurts, comme aujourd’hui, le mode opératoire des féministes contemporaines — dénonciation-honte-législation — est globalement adéquat : il n’augmentera pas le nombre de chirurgiennes ni de physiciennes nucléaires, mais il prémunira efficacement les femmes contre les principales injustices. Si, au contraire, on se place dans la perspective d’un effondrement, ce schéma apparaît immédiatement stérile : dans un monde déstabilisé, aux conditions de vie plus sévères, aux ressources plus rares, à la mortalité accrue et aux institutions chancelantes ou bouleversées, non seulement ne sera-t-il pas possible de compter sur l’extension des droits existants, mais les droits actuels eux-mêmes, qui paraissent aujourd’hui intangibles, auront de bonnes chances d’être remis en cause — ou tout simplement de cesser d’être respectés. Dans ce cas, avoir tout misé sur les droits risque de s’avérer un bien mauvais calcul — celui d’un insensé qui a bâti sa maison sur le sable. “ (p.266)
Une subtile déclaration de guerre aux tweetos-féministes
Dans ce livre profondément ancré à gauche, le propos de Véra Nikolski ne constitue donc nullement une remise en cause ou une atténuation du mouvement féministe. Il n’en discute pas le bien-fondé, n’appelle pas davantage à un retour en arrière ou à relativiser le droit des femmes. Comme l’écrit l’essayiste “la question n’est pas de savoir si le féminisme est ou non nécessaire — il l’est —, mais quel esprit doit l’animer” (p.260). Néanmoins, en déconstruisant méthodiquement certains discours féministes qui ont le vent en poupe et en démontrant la profonde inanité de nos businesswomen de l’indignation médiatique, on se doute aussi que Féminicène ne deviendra pas, hélas, le livre de chevet de Titou Lecoq, Caroline de Haas ou Sandrine Rousseau.
Pour toute autre personne s’intéressant à l’histoire l’émancipation des femmes et inquiet de la sauvegarde des droits acquis dans un environnement incertain, je ne peux que conseiller la lecture de Féminicène, ouvrage clair, à l’argumentation solide et toujours étayée, où une ironie discrète participe à l’élégance de la pensée.
- Féminicène de Véra Nikolski, Fayard, 2023
Crédit photo : (c) François Jannin