Henri-Langlois
Dans son ouvrage Fondu au noirle film à l’heure de sa reproduction numérisée, Guillaume Basquin interroge la mort effective de la pellicule (et du négatif), de la projection, et peut-être, plus largement du cinéma. L’écrivain Christophe Esnault nous propose un entretien avec l’auteur qui interroge dans son très beau livre publié aux éditions Paris Experimental le changement ontologique qui s’opère aujourd’hui dans la façon de projeter les images. 

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Pour être cinéphile, il faut (entre autres choses) vivre dans une ville où la programmation de films d’auteurs est existante, pas quand elle ne défend rien d’autres que les produits de l’industrie du cinéma et cela à 9/10 euros la place et avec vingt-cinq publicités pour préambule. Le voilà dit, je ne suis en rien un cinéphile. Je ne m’offre plus comme autrefois, entre trois et six projections par semaine, ou même quarante films en dix jours au Festival Premiers plans d’Angers.

Ce festival me permettait de me régaler de quelques pépites. J’avais observé que même quand le meilleur film européen en compétition était doublement primé (Jury et public), lorsque je voulais le recommander d’urgence à une poignée d’amis, je découvrais stupéfait que le film n’était projeté que dans une salle à Paris et une salle en province (avec un peu de chance), et pour quinze jours maximum. J’en étais là à constater que la vie d’un film dépendait de sa production, de sa diffusion et que même un film très remarqué en festival pouvait trouver moins de trois cents spectateurs lors de sa sortie en salle alors que dans mon bilan annuel, je le plaçais très au-dessus de tout ce que j’avais visionné.

Des observations j’en avais fait quelques autres : un cinéma français de caste ennuyeux à mourir (les exceptions sont rares). Et je me demandais si cela valait la peine de visionner plus de cent cinquante films par an pour être bouleversé au compte-gouttes. Cet argent avec lequel j’aurais mieux fait d’acheter de la drogue… Cinéphile frustré, j’étais. Je voulais retrouver les couleurs et la vitesse qui avaient changé le cinéma dans Chunking express de Won Kar Wai, qui m’avaient augmenté lors de la rétrospectives Fassbinder, les films de Dreyer, Murnau, Béla Tarr, Kiarostami (oh cerise). Je voulais des films qui me plaquent au sol ou réveillent ma rétine.

Et puis je me suis réveillé et j’ai compté, ça faisait dix ans que je n’avais pas vécu un petit tremblement (Five Obstructions de Lars von Trier). J’étais le cinéphile devenu complètement mort, et Guillaume Basquin et son Fondu au noir sont peut-être en train de me donner l’apport théorique, littéraire, référentiel, intimo-cinéphilique, poétique (!!) d’une mort annoncé précédemment par Jean-Luc Godard, et qui à l’observation soulève l’interrogation de la mort effective de la pellicule (et du négatif), la mort effective de la projection, et peut-être, plus largement – mélancolie, violons qui vous crèvent les tympans, terreur lucide – du cinéma. À la deuxième lecture de Fondu au noir, j’en suis toujours là, non-cinéphile, mais empli de questions que le texte de Basquin me pose de manière lancinante. Du coup – alors que je tente la performance de ne pas vous parler du livre (parce que vous allez le lire pour vous nourrir d’une pensée vive sur ce qu’il reste du cinématographe à l’heure de sa reproduction numérisée, avant d’entrer dans un cinéma (sans cinéma)), je préfère poser une série de questions à Guillaume Basquin, qui ne sont pas celles (nombreuses !!) que m’a posé le livre, mais gageons que ses réponses vous attraperont par le col et rendront vos yeux plus grands.

Je préfère poser une série de questions à Guillaume Basquin, qui ne sont pas celles (nombreuses !!) que m’a posé le livre, mais gageons que ses réponses vous attraperont par le col et rendront vos yeux plus grands.

1/ Tu as eu une chronique très élogieuse sur Fondu au noir, signée par Philippe Forest, ça m’a cassé les genoux pour tenter de me plier à l’exercice. Que peux-tu dire de ce qui ne se résume pas ?

Avant ce livre, je n’avais jamais écrit – hormis des lettres d’amour – ; je n’avais jamais eu « besoin » de le faire. Ce texte est né dans l’urgence du témoignage, du « dire », dans une grande douleur personnelle ; en un sens je n’ai pas eu le « choix » : ça s’est « imposé » à moi. Ce changement ontologique dans la façon de projeter les images a été vécu par le cinéphile « fou » que j’étais (trois ou quatre films par semaine, tous en salle, pendant 20 ans) comme une catastrophe : pour chaque salle aimée que je voyais abandonner la projection « Lumière » des films, mon cœur se serrait un peu plus, jusqu’à la « folie » de l’insomnie. L’écriture fut une thérapie : j’ai beaucoup, alors, écrit la nuit. Je crois beaucoup à cette phrase de André Breton : « Sans souffrance, pas d’art » (je cite de mémoire). Ce ne me fut pas facile de « rendre » tout ce que j’avais emmagasiné comme mémoire de lectures et visionnages dans ma vie « passive » de lecteur-spectateur. En un sens, j’eus cette chance : les divers et nombreux refus éditoriaux essuyés m’ont permis, je crois, d’en faire un objet de plus en plus poétique, au fur et à mesure des nombreux remontages du jet initial. Donc, in fine, je les remercie vivement… Ce qui fut tout de suite en place, dès la première page écrite, c’est la présence centrale des Histoire(s) du cinéma, de Godard – qui avait tout annoncé, en quelque sorte.

2/ Raconte-nous la structure de Fondu au noir ! Raconte-nous Walter Benjamin.

Au centre, donc, et tout de suite, la pensée de Godard, omniprésente puisqu’il n’a parlé presque que de « cela » pendant plus de 25 ans, depuis Hélas pour moi, il me semble : la disparition programmée des dernières traces, forcément analogiques, de la souffrance : souffrance des petites mains qui devaient couper les films en sortie des immenses machines à développer les films, dans le noir complet, par exemple. Quand j’ai vu ces salles des machines (à la faillite du laboratoire LTC), avec les ciseaux bientôt délaissés, mon cœur s’est mis littéralement à saigner ; le « sang » s’est retrouvé dans l’écriture. Connais-tu cette phrase de Nietzsche : « Écris avec ton sang, et tu verras alors que le sang est esprit » ? Et voilà !

Mais je me suis un peu éloigné du travail sur la structure, là… Fondamentalement, j’ai toujours été enchanté par le cinéma de montage et de found footage : pour moi, le grand cinéma, c’est le montage : tu colles une image, puis une autre, plus ou moins éloignée, et alors tu obtiens le fameux troisième sens, qui peut n’être qu’un simple rythme plastique. 1 + 1 est toujours supérieur à 2 si le rapprochement est juste. En littérature, grand admirateur de l’art de Jean-Jacques Schuhl, j’ai tout de suite vu que je pouvais faire la même chose : coller une citation de Godard avec un vers de Rimbaud ou de Dante. Plus les rapprochements sont lointains et hasardeux, plus les étincelles de sens sont jouissives, il me semble. Et puis un jour, je me suis souvenu de cette phrase de Forest qui rapprochait les Histoire(s) du cinéma de Paradis de Sollers, comme deux sommets de l’art du montage ; alors je l’ai mise en épigraphe et j’ai relu Paradis en entier, à la recherche d’extraits qui me semblaient combattre la folie de la Volonté de technique. J’ai eu alors l’idée de monter ensemble et de façon intégrale ces deux œuvres, et je ne suis pas mécontent du résultat. En plus, c’est là que j’ai compris avec certitude que Paradis est le livre majeur, après ceux de Heidegger, contre ladite volonté. Je ne crois pas que cela ait été autant remarqué avant moi ?…

Walter Benjamin, en plus d’être un « maître » théoricien du montage comme création de « constellations », étant une référence constante dans la pensée de Godard, il ne pouvait pas ne pas être très important dans ce livre. De plus, c’est lui qui a le mieux théorisé, avant moi (rires), « l’aura » d’une œuvre d’art ; aussi est-il devenu, très tôt dans l’écriture, l’un des dédicataires du livre.

3/ Ton amour du cinéma se confond-il parfois à celui que tu portes (ou as porté) à Jean-Luc Godard ?

Godard s’est identifié en entier au cinéma (qu’on se souvienne du générique de Bande à part : JEAN-LUC CINÉMA GODARD) ; je l’ai pris « à la lettre » : le dernier film contemporain (hors cinéma expérimental, qui continue encore un peu) que j’ai été voir en salle fut Adieu au langage, l’« adieu » du maître à son art… Entre parenthèses, je n’ai pas du tout aimé le rendu plastique de l’image numérique 3D : j’ai eu comme l’impression de regarder un petit théâtre roussélien, une sorte de stylo magique qu’on peut « voir » dans Impressions d’Afrique, mais pas du tout une image projetée de cinématographe, qui est de la peinture (pour moi). J’aime tout Godard, sauf son dernier non-film. Je regrette d’y être allé…

4/ Comment tes filles vont-elles pouvoir devenir des cinéphiles ?

Tout le patrimoine étant retiré aux yeux du public (pourtant souverain), au fur et à mesure de sa numérisation, je ne les encouragerai pas vraiment à l’être. Elles regardent tout ce qu’elles veulent sur des tablettes, à la maison, gratuit ; mais je ne veux pas payer pour « voir » ça… Je les pousserai plutôt vers la littérature, si elles le veulent bien…

5/ Peux-tu nous citer dix films inépuisables ?

Histoire(s) du cinéma et Je vous salue Marie (Godard) ; Octobre (Eisenstein) ; Walden (Jonas Mekas) ; Jeanne d’Arc et Gertrud (Dreyer) ; Route One USA (Robert Kramer) ; L’Homme à la caméra (Dziga Vertov) ; Stromboli (Rossellini) ; L’Atalante (Jean Vigo). (J’aurais pu aussi choisir un film d’un cinéaste cité dans ton texte introductif ; dix, c’est trop peu !)

6/ Ton ami projectionniste, il va bien ?

Non, il va mal ; mais il est très fataliste : il n’a pas le « choix »… À sa place, j’aurais déguerpi ailleurs depuis longtemps…

7/ « UNE IMAGE N’EST PAS FORTE

PARCE QU’ELLE EST BRUTALE OU FANTASTIQUE

MAIS PARCE QUE L’ASSOCIATION D’IDÉES

EST LOINTAINE ET JUSTE. »

Ton livre est aussi saupoudré de leçons de montage ?

Je crois que j’ai déjà répondu abondamment à cette question en 2.

8/ Tu diriges la revue Tinbad (art et littérature). Jacques Sicard (dont j’apprécie hautement l’écriture de ses « chroniques poétiques » et ses textes publiés chez La Barque éditions) est l’un des auteurs. Quelle place va prendre le cinéma dans la revue ?

Pour ma part, j’écris sur tous les derniers films importants que je peux voir dans le monde : dans le numéro 2, sur le film posthume de Manoel de Oliveira, projeté une unique fois à Paris en 35 mm, et sur le dernier film de Tarantino, tourné et projeté en 70 mm. Pour ce qui vient de Sicard ou d’autres auteurs, je privilégie la qualité de l’écriture et j’accepte et encourage aussi des textes sur les derniers militants du film, comme celui de Jean Durançon sur Philippe Garrel. Mais Les Cahiers de Tinbad ne seront certainement pas une revue de cinéma !

9/ Tu as donc une très bonne vue ?

Oui… j’ai longtemps eu 12/10e… Là, ça commence à baisser ; mais on ne peut pas me tromper sur le battement rythmique de l’obturateur. Plus fondamentalement, mon œil était totalement « vierge » d’images numériques entre 2010 et 2012, au moment de l’écriture : je n’ai aucun DVD à la maison, et ne regarde aucun film sur YouTube ou à la télé : je ne peux pas, ça ne m’intéresse pas… C’est tellement loin de mes sensations passées. Jamais je n’oublierai les films de Garrel qui ouvraient et fermaient les plans à l’iris : quelle sensation de lutte avec les ténèbres on avait alors ! Un art venu du noir… oui. Quant au public habitué depuis longtemps aux écrans plats HD, il a trouvé qu’au cinéma 2K c’était encore mieux qu’à la maison et plus confortable…

10/ Comment est-ce que l’on poétise – on propose un texte indiscutablement littéraire – lorsqu’on rédige un texte théorique qui passe d’une référence à une autre sur 188 pages ?

Il m’a fallu deux ans d’écriture et de (re)visions de films pour arriver à ce résultat-là. Pas mal d’aphorismes viennent de dialogues ou de voix off de films, notés directement sur le vif, dans la salle de cinéma, sur des petits carnets. Très importants les petits carnets, pour un écrivain ! « La pensée réclame de larges tranches de temps », disait le plus grand poète français… Relisant quelques passages, parfois, je modifierais bien encore quelques rythmes, quelques tournures encore un peu « lourdes »…

11/ Il y a beaucoup d’images dans ton livre, quel œil faut-il avoir pour savoir les regarder ?

J’imagine qu’il faut avoir vu Histoire(s) du cinéma pour en retirer toute la saveur ? Qu’en penses-tu ?

12/ Les lecteurs de Zone critique sont avides d’un scénario catastrophe, peux-tu nous refaire l’Apocalypse en cinq lignes ?

Dans 30 ans, le savoir-faire en matière de tirages de copies positives des films a complètement disparu ; et des morceaux de fichiers numériques de certains films deviennent complètement illisibles – ils ont migré on ne sait où, ils sont introuvables. L’Atalante est perdu !

13/ Peux-tu répondre à la question que – odieusement –, je n’ai pas su te poser ?

Tu ne m’as pas demandé si j’avais eu d’autres interviews pour ce livre. Oui, mais une seule, pour une radio de Nantes, Jet FM, et par téléphone, en direct : je n’ai pas aimé… Je n’aime pas la pression du direct : définitivement, la pensée réclame de larges tranches de temps.

  • Fondu au noir : le film à l’heure de sa reproduction numérisée, Guillaume Basquin,Paris Expérimental – 20,00 €, 2013