Fremont de Babak Jalali
Fremont de Babak Jalali

Dans Fremont, Babak Jalali, réalisateur iranien installé en Angleterre, compose avec la scénariste Carolina Cavalli et la comédienne non-professionnelle Anaita Wali Zada une fable drôle, droite et anti-misérabiliste sur une réfugiée afghane employée dans une entreprise de fortune cookies. S’y affirme délicatement – comme une humble missive en origami laissée au fond d’un biscuit sec ou d’une bouteille à la mer – un droit que seuls les esprits chagrins oseront qualifier de frivole ou d’apolitique : la rêverie amoureuse comme lieu de reconfiguration de soi et du monde.

Fremont a tout de la Sundance touch. Il a précisément fait l’ouverture du festival en janvier. Image en noir et blanc, cadrage minimaliste, humour mi-figue mi-raisin et jeu pince-sans-rire, comédiens non-professionnels épaulés par des figures notoires (le cabossé Gregg Turkington dans le rôle du psy, ou encore Jeremy Allen White et ses faux airs de Robert Mitchum), tasses remplies de café et doutes existentiels dans la jungle urbaine : on pense un peu à Baumbach, un peu à Jarmusch. Pourtant, tout fonctionne, preuve que codes et influences ne sont pas gênants lorsqu’ils servent non pas de support à citation (comme dans The French Dispatch) mais de soubassement pour construire un propos cinématographique. Et que la recherche systématique du chic et du choc peut mener droit dans le décor. Babak Jalali nous offre sous la forme d’une rom-com migratoire un des meilleurs films de la fin de l’année 2023.

SOS écrits avec de l’air

Babak Jalali n’aborde pas dans Fremont la problématique territoriale avec la même frontalité que dans ses précédents Frontier blues (2009) et Land (2018), aux titres éloquents. Donya (Anaita Wali Zada) est une réfugiée afghane dont le périple est achevé. Récemment arrivée de Kaboul, ses déplacements se bornent à des allers-retours simplement esquissés entre la ville où elle vit, entourée par la communauté afghane, Fremont, et celle où elle travaille, San Francisco. Dans ce quotidien californien, les repères se réduisent principalement à l’atelier de fortune cookies qui l’emploie, à la coursive de son immeuble, au cabinet du psy. Un beau jour, Donya est promue par son patron aux allures de génie familier : à elle désormais d’écrire les prédictions dissimulées dans les gâteaux. Ses problèmes ressemblent à ceux de sa collègue ou de son voisin de palier qui commente ainsi le ciel : « J’ignore comment on peut se sentir en sécurité dans un endroit où les étoiles se déplacent autant ». Le tissu du monde californien est moins lisible que le ciel de Kaboul et que les messages des fortune cookies, dont il reviendra à Donya de complexifier le propos. Elle transformera les prédictions en aphorismes.

À Fremont et San Francisco, chacun cherche sa fiction. Le psy pleure en lisant Croc-Blanc, le restaurateur afghan est accro aux soap-operas, et Joanna la collègue des fortune cookies compose sa vie comme Perrette porte son pot au lait : avant un blind date, elle pense déjà à l’emménagement à deux. Dans ce petit monde rempli de savoureux personnages secondaires, Donya, dense et mutique, tâche de trouver un rapport aux mots et à l’amour qui soit le sien. Face caméra ou de profil, isolée dans le plan, elle regarde, elle écoute, elle fabrique, elle écrit, et répète comiquement un rendez-vous galant comme un entretien d’embauche. De subtils décalages de cadrage caractérisent l’évolution de ses relations avec son psy. D’une déclaration liminaire « Je ne passe pas beaucoup de temps à réfléchir » elle aboutit à la fin du film à se présenter ainsi devant l’homme qu’elle aimera peut-être : « I am a writer ». Contrairement au Paterson de Jarmusch (2016) qui détruit toute poésie en noircissant l’écran de pompeuses lettres cursives, le spectateur croit à cette poésie de biscuit en raison de sa discrétion. Donya travaillait à Kaboul en tant que traductrice pour l’armée américaine. En devenant humblement autrice, elle passe du maniement de la parole sèche de la guerre à l’expression de la sienne propre.

La condition migrante

En dépit des apparences, Fremont s’attaque bien au sujet de la condition migrante mais avec tact. Les enjeux de territoire se tiennent du côté de la cartographie de l’âme, celle qui demande un constant réajustement aux autres. Le film s’ouvre comme un western, genre dont les codes étaient déjà sollicités dans Land ; cette fois, ils servent un discret effet d’humour et révèlent l’attitude en suspens de Donya vis-à-vis de sa propre existence. Ils rattachent la migrante à la mythologie non pas de l’impossible retour mais de l’impossible désir de retour. Si Ulysse est un bourgeois selon Jankélévitch, car il n’aspire qu’à rentrer chez lui, soit le contraire de la curiosité aventureuse, le cow-boy ou la cow-girl moderne qu’est Donya est happée par un rapport mélancolique au futur qui la rend désirante d’un inconnu déjà à demi-perçu comme nul et non avenu. Mélodie lancinante avec guitare sèche et trompette, regards lents, panoramiques traînants sur les machines qui composent le paysage de l’usine à biscuits : l’intertexte s’affirme en mineur.

Le parti pris de la déréalisation met le pathos en déroute et force à considérer hors du registre victimaire la figure du migrant, immémoriale parce qu’inlassablement moderne.

Un point commun théorique rapproche Fremont du récent Dirty Difficult Dangerous de Wissam Charaf. Dans la presse ou dans le monde politique, la relation des migrants au territoire est bien souvent traitée selon le paradigme lexical de la maladie tumorale : l’intrusion d’un élément étranger dans un lieu qui lui préexisterait et qui doit choisir entre rejet ou acceptation. Il revient au cinéma de dupliquer et de déplacer ironiquement le problème en alignant le microcosme physiologique sur le macrocosme politique : les migrants tombent malades. Chez Charaf, le bras du réfugié syrien Ahmed se transforme progressivement en métal. La gangrène rejoue et inverse le paradigme de l’invasion mais sur le mode d’une acceptation mélancolique de l’existant. Le parti pris de la déréalisation met le pathos en déroute et force à considérer hors du registre victimaire la figure du migrant, immémoriale parce qu’inlassablement moderne. Dans Fremont, la maladie est psychique : insomnie sans cause et mélancolie amoureuse. Cette fois, un processus thérapeutique est enclenché, comédie oblige.

L’aventure est aveugle

Alors que le début du film consacre un imaginaire sans attentes vis-à-vis du pays d’accueil (« I didn’t think how it would be. I didn’t think about America »), la fin formule le droit à rêver au gré d’une échappée à la campagne pour un blind date, soit un rendez-vous à l’aveugle : libre car ouvert à l’univers du possible et soumis au hasard comme un message de fortune cookie. Le quête de l’amour autorise Donya à décoller de son corps l’étiquette trop gluante de la migrante. C’est en effet d’abord cette dernière qui captive le psy, amateur comme il l’avoue d’« histoires de courage et de déracinement ». Pour en revenir à Jankélévitch, il existe trois types d’aventures : mortelle (celle de l’alpiniste ou du migrant qui risquent leur vie), esthétique (celle du spectateur qui contemple de l’extérieur les aventures des autres), et amoureuse (la plus intravitale). La première correspondrait à l’existence de Donya, dans un film façon reportage pathétique sur la migration ; la seconde est celle du psy à la fois lucide et fasciné qui considère d’abord Donya en tant que figure romanesque emprisonnée dans le premier régime de l’aventure ; la troisième est la voie de libération choisie par l’héroïne. La réaction de la patronne de l’entreprise en signalera l’audace politique et anti-capitaliste.

En effet, alors que le Destin impose pesamment ses termes aux individus, la Destinée est le lieu de l’arbitraire qui autorise l’amour selon Jankélévitch. L’aventure amoureuse est une aura de contingence. Donya interroge son voisin : « Tu trouves ça normal de penser à l’amour quand d’autres risquent encore leur vie à Kaboul ? ». Si elle souhaite que son cœur batte la chamade, c’est pour mieux imposer son propre rythme fantasmatique à un film dont l’une des qualités est la mise en place de plusieurs tempos simultanés respectant le rythme et la corporéité de chaque personnage. Le « diamond day » chanté par Joanna au cours d’une reprise du limpide tube de Vashti Bunyan, dans la lueur cinématographique d’une lanterne magique, célèbre les images d’Épinal du bonheur (le foin, la rivière) autant que le diamant cristallin de la vie psychique. C’est tout cela qui se loge dans un message de fortune cookie (ou dans un film). Et même le psy se met à en écrire.

  • Fremont, un film de Babak Jalali, avec Anaita Wali Zada, Jeremy Allen White, Gregg Turkington, 1h31, en salles le 6 décembre.