Deuxième film de l’année pour Hong Sang-Soo et œuvre radicale saluée à la Berlinale, In Water enveloppe les motifs récurrents du cinéaste d’un magnifique flou : l’invention d’un nouveau langage.

De toute évidence le cinéma de Hong Sang-Soo lorgne vers l’expérimental. In Water est un cas d’école mais cet aspect infuse l’œuvre du réalisateur depuis quelques années déjà, comme en témoignent le double récit dans Un jour avec,un jour sans ou plus récemment la narration morcelée de Walk Up. Le véritable tournant avec In Water consiste dans l’abandon total de HSS à l’expérimentation visuelle. Son cinéma est habituellement bien rodé : des plans fixes, des zooms flagrants et une alternance, d’un film à l’autre, entre la couleur et le noir et blanc. Il n’en reste pas moins très figuratif, brillant dans la composition des plans et s’autorise quelques envolées lyriques, caméra au poing, comme lors du final poignant de La Romancière, le film et le heureux hasard. Mais, dans In Water, HSS va plus loin en proposant un « long-métrage » (quasi 1h) totalement flou. Un flou parfois prononcé, parfois presque inexistant, et surtout un flou qui interroge sur certains aspects techniques : a-t-il seulement bougé sa bague de mise au point ne serait-ce qu’une seule fois durant le tournage ? Cette outrance visuelle est par ailleurs redoublée par le travail sur le son, comme étouffé, donnant l’impression d’être dans un tunnel ou dans l’eau. Le titre n’est pas trompeur et même très littéral. Nul besoin de matériel de haute technologie pour filmer l’intérieur des océans, quelques millimètres déplacés sur une caméra et c’est le film complet qui s’embrume. 

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HSS par HSS

Pour ce qui est de l’intrigue, les motifs récurrents du cinéaste sont bien présents : un jeune acteur parti avec deux amis (l’une actrice, l’autre chef opérateur) sur l’île de Jeju cherche l’inspiration pour la réalisation de son premier court-métrage. Et même si le premier repas composé de pizzas et de coca nous fait un temps croire que HSS a changé, bien vite, les plats coréens et le soju refont leur apparition. Tant mieux car les variations sont là. Nouveau décor, absence de personnages quinquagénaires et jamais le protagoniste n’aura autant ressemblé au metteur en scène. Habituellement, les cinéastes, qui sont légion dans l’œuvre de HSS, sont aigris, désagréables et surtout déjà bien installés. Ici, le jeune Seoung-mo n’est qu’un réalisateur en devenir, plein d’espoirs et surtout d’hésitations. Pour se débarrasser de son syndrome de la page blanche, il suffira alors d’une rencontre tout à fait banale pour faire émerger la créativité : ici, quelques questions maladroitement posées à une femme qui ramasse des ordures sur la plage. Il est évident que HSS parle de lui, de son rapport au cinéma et aux éléments qui servent de point de départ à ses films, justifiant alors le flou comme les souvenirs brumeux d’un cinéaste en devenir. La fin vient préciser cette métaphore, lorsque le dernier plan du film de Seoung-mo se mue, grâce à la douceur d’un panoramique, en plan final de In Water, et, coïncidence, un homme s’immerge enfin dans l’océan. Une fin douce-amère, le personnage du film de Seoung-mo entre dans l’eau pour mourir, tandis que HSS augure au contraire un horizon radieux pour le jeune homme. De cet unique plan où cohabitent la vie et la mort se dégage toute la poésie du cinéaste qui, très fréquemment, conclut ses plus beaux films – on pense à nouveau à La Romancière, le film et le heureux hasard.

Nul besoin de matériel de haute technologie pour filmer l’intérieur des océans, quelques millimètres déplacés sur une caméra et c’est le film complet qui s’embrume.

4k démodée

En ce sens, le choix radical du flou n’apparaît jamais comme une coquetterie ou une provocation mais plutôt comme l’extension visuelle de cette réflexion sur la proximité entre la vie et la mort. Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si cette image nébuleuse devient une porte d’entrée vers l’outre monde, notamment lorsque la jeune actrice entend des cris dans la nuit. Les fantômes sont partout, aussi bien dans le hors champ de l’histoire que dans ces visages flous et donc indéchiffrables. Walk up actait déjà l’incursion de HSS dans le fantastique avec ses voyages temporels, et même si les deux films apparaissent radicalement opposés (noir et blanc contre couleur, ville bétonnée contre plage, image d’une infinie netteté contre flou, austérité contre poésie), ils semblent converser à travers leur inclination pour le surnaturel. HSS évolue, et nous assistons peut-être là aux fruits de son riche parcours fait de répétitions et de douces variations. Les mêmes visages, les mêmes obsessions, les mêmes plans, encore et encore, jusqu’à ce que le sens émerge, jusqu’à ce que, tel un peintre, HSS affine son style. Ce n’est donc pas étonnant qu’au fur et à mesure de ce cheminement ésotérique, il se sente attiré vers le monde des morts. En ces temps d’hyper technologie ou le cinéma tente inlassablement de devenir plus technique, plus net, et plus immersif, HSS donne une réponse opposée. Rien n’est prédéterminé dans l’éternelle quête du beau, et c’est parfois en mêlant le déjà vu et le jamais vu qu’émerge une forme de poésie.

  • In Water, réalisé par Hong Sang-Soo, avec Shin Seokho, Ha Seong Guk et Seung Yun Kim. En salles le 26 juin.