Tout le mois de juillet, Zone Critique vous fait vivre le festival d’Avignon In et Off. Dans le Journal d’Avignon, retrouvez les conseils et critiques de chacun·e de nos rédacteur·rices présent·es en terre papale. Focus sur quatre spectacles qui s’interrogent sur le sens des mots : chercher ceux qui ne veulent pas sortir, jouer avec ceux qui partent trop vite… Ou comment ne pas devenir fou quand les mots perdent leurs sens ?

Welcome – Dissociations

Sur le plateau du Théâtre du Train Bleu, trois personnages en cols roulés jaunes nous observent en silence. Aucun d’eux ne semble être en train de parler, et pourtant, nous les entendons peu à peu discuter, puis chanter, philosopher, commenter les tenues des spectateur·rices, rejouer des scènes de film, célébrer un anniversaire, s’extasier devant un petit animal… Les trois co-créateur·rices et interprètes Joachim Maudet, Pauline Bigot et Sophie Lèbre utilisent la ventriloquie pour produire une chorégraphie saisissante du langage.

Les intentions vocales et physiques sont totalement dissociées, créant un véritable trouble.

La bouche entrouverte et le regard défiant, ces trois personnages, pas tout à fait humains mais au discours pourtant très identificatoire, tentent de rejoindre le sol dans un mouvement d’une lenteur quasi imperceptible. Ce que l’on voit n’a, en apparence, aucun rapport avec ce que l’on entend : les intentions vocales et physiques sont totalement dissociées, créant un véritable trouble. Le travail chorégraphique est extrêmement précis : aucune manifestation d’intention n’apparaît physiquement, et les voix se retrouvent visuellement prisonnières des corps (mais elles finiront par s’en échapper dans un extraordinaire final).

Welcome nous fait apparaître le seuil entre le monde intérieur et la réalité physique, l’endroit où se joue le passage au concret. Dans ce dialogue, ni de sourds ni de muets, nous nous trouvons toujours à la frontière entre le familier et l’inconnu : Joachim Maudet, Pauline Bigot et Sophie Lèbre vont chercher tous ces endroits du langage dont on hérite (chants de fêtes, prénoms, slogans publicitaires, small-talk…) mais qui ne nous appartiennent pas vraiment. Pour les mettre en lumière, il et elles n’hésitent pas à aller chercher les répétitions, exagérations, inflexions de voix et autres détournements, grâce auxquels les mots se vident peu à peu de leur sens et le langage vacille.

On se laisse complètement embarquer par cet étrange ballet de corps et de voix dissociés, où les mots trouvent leur écho à des endroits inédits et où l’absurdité révèle peu à peu son aspect tragique.

• Welcome, chorégraphié et interprété par Joachim Maudet, avec Pauline Bigot et Sophie Lèbre, du 8 au 26 juillet (jours pairs) au Théâtre du Train Bleu (Festival Off).

La Prolepse des profanes – Gardez l’œil ouvert

Rémi Franct est maître de conférence à l’INEPCi (Institut national des Études et Pratiques Circassiennes), spécialiste du cirque contemporain. Martin Cerf est jongleur, figure montante du cirque contemporain et objet d’étude de son comparse. Dans un dialogue absurde et facétieux, les deux personnages tentent de donner la définition la plus exacte du cirque contemporain, pour les profanes que nous sommes.

Avec malice, les deux personnages se renvoient la balle pour inventer un endroit où la représentation ne cesse d’entrer et sortir de son propre cadre.

Est-ce qu’une balle qui tombe veut toujours dire quelque chose ? Est-ce qu’elle symbolise plus que ce qu’elle n’est : une chute ? Avec malice, les deux personnages (rejoints par d’autres, tout aussi loufoques) se renvoient la balle pour inventer un endroit inédit, où la représentation ne cesse d’entrer et sortir de son propre cadre (on ne se risquera pas à parler de « méta-jonglage », on en laisse le soin à notre attachant maître de conférence).

Très bien ficelé, ce spectacle se distingue à la fois par sa simplicité et sa capacité à faire progressivement vaciller le réel : sans que l’on s’en rende compte, La Prolepse des profanes nous étourdit. On y rit beaucoup, mais on y attrape aussi beaucoup de poésie. C’est une performance vivifiante qui se distingue par une grande qualité de jeu. Avec finesse et ingéniosité, la compagnie Armistice interroge le cirque, le discours, le mot et le geste, et nous invite à ne pas nous laisser berner par des spectacles aux noms alambiqués.

• La Prolepse des profanes, conçu et interprété par Martin Cerf, avec la participation de Rémi Franct, du 10 au 20 juillet à L’Atelier (La Manutention) (Festival Off)

Office – Ensemble maintenant

Après le succès de leur précédent spectacle, Jules, qui plongeait dans l’univers du fast-food et de ses employé·es et client·es névrosé·es, le Carrelage Collectif revient au Festival d’Avignon avec Office. On y pousse ici la porte d’un Office Dépôt en plein déstockage : un vendeur, Antoine, décide d’offrir à ses dernier·es client·es leurs achats. Il finit par les convier à son pot de départ, durant lequel la bande se décide à présenter Antoine aux prochaines élections municipales : l’arrière-boutique se transforme en QG de campagne et la conquête politique commence.

C’est une écriture de dialogue, un enchaînement de joutes verbales exquises où chacun·e cherche à affirmer son identité dans un monde qui n’en laisse plus le temps.

Dans cette écriture de plateau collective, chaque phrase fait mouche : Mickaël Allouche, Juliette De Ribaucourt, Giulia De Sia, Adrien Madinier, Paul Scarfoglio et Julien Sicot interprètent une bande de personnages irrésistibles, légèrement fous mais jamais caricaturaux. C’est une écriture de dialogue, un enchaînement de joutes verbales exquises où chacun·e cherche à affirmer son identité dans un monde qui n’en laisse plus le temps. Le Carrelage Collectif fait de cette urgence un formidable matériau humoristique : on rit, parfois aux larmes, devant ces héro·ïnes du quotidien et leurs tentatives désespérées d’exister.
Le Carrelage Collectif poursuit avec Office le projet entamé dans Jules, en décortiquant avec humour et acuité le monde du travail (et le monde politique) et ses non-sens, son vocabulaire, son « esprit collectif », ses rituels… Toujours à travers le prisme des êtres humains qui constituent ces ensembles absurdes. Avec une facilité déconcertante, les six comédien·nes font de situations banales des grands moments de jeu, qui déclenchent l’hilarité.

Avec son sens du rythme, son grand niveau de jeu et sa finesse d’écriture, le spectacle Office porte un regard lucide sur une forme de violence politique et sociale qui défait le sens de tout. On y adhère sans aucun mal, grâce à cet humour singulier qui caractérise le Carrelage Collectif.

• Office, écrit par Adrien Madinier (à partir des improvisations des comédien·nes) et mis en scène par le Carrelage Collectif (Mickaël Allouche, Juliette De Ribaucourt, Giulia De Sia, Adrien Madinier, Paul Scarfoglio et Julien Sicot), du 7 au 28 juillet à La Scierie (Festival Off).
• Et parce qu’avec le Carrelage Collectif la fête ne s’arrête jamais, vous pouvez découvrir les vidéos de campagne de leurs personnages sur Instagram.

Poisson rouges – Remplir l’absence

Dans la très belle salle de La Chapelle des Italiens, la compagnie Art & Cendres présente le spectacle Poissons rouges, dans lequel l’auteur et comédien Damien Sobieraff plonge dans l’imaginaire d’un écrivain solitaire en manque d’inspiration. Assis à son bureau, il tente de faire taire Motus, son frère, ou la petite voix perchée sur son échelle qui ne comprend pas tout mais qui pose les bonnes questions. Ce dernier sera la condition de son salut : les deux frères parcourent des mondes imaginaires peuplés d’ombres, de forêts, de vagabonds et de monstres, retombant en enfance et empruntant ensemble le chemin du deuil.
Pour plonger dans ces espaces du rêve, la scénographie (signée Sibylle Pavageau) est ici une alliée de choix : elle est le symptôme du monde intérieur de ce personnage qui déborde et qui se laisse traverser par mille imaginaires. Comme dans les songes, tout se métamorphose : un lit devient radeau, une échelle devient montagne, un rideau devient spectre… Tout se fait avec ingéniosité et délicatesse : les mondes oniriques se construisent devant nous, à vue, mais ils ont le goût du vrai.

Entre humour et émotion, Damien Sobieraff cherche les mots du deuil et les invite à redonner vie aux absent·es.

Au milieu de ces réalités parallèles, quatre comédien·nes prêtent leurs corps (et leurs voix) à l’ensemble des êtres qui peuplent l’imaginaire. Damien Sobieraff et Paul Luneau, les deux frères chevaliers, sont accompagnés d’Alice Kudlak et Camille Legrand, leurs ombres muettes, présences discrètes mais expressives. L’interprétation des quatre comédien·nes est toujours parfaitement dosée, toute en sensibilité.
Ils et elles portent un texte finement écrit, aux mots toujours justes. Entre humour et émotion, Damien Sobieraff cherche les mots du deuil et les invite à redonner vie aux absent·es. La scène devient l’endroit de la présence, mettant en œuvre tous ses outils pour répondre au vide qui creuse les âmes.

Poissons rouges est un très beau spectacle aux allures de songe : une balade à travers les mots, les images, et aussi la création sonore de Clément Van Calster, où l’on s’échappe du bruit du monde et dont on ressort ému·es et rempli·es.

• Poissons rouges, écrit par Damien Sobieraff, mis en scène par Ronan Bacikova et interprété par Alice Kudlak, Camille Legrand, Paul Luneau et Damien Sobieraff. Du 7 au 24 juillet à La Chapelle des Italiens (Festival Off).

Crédit photo : Welcome © Festival Parallèle M.Vendassi & C.Tonnerre