Avec « La Captive », sa nouvelle enquête qui déferle aujourd’hui en librairie, ce reporter indépendant nous entraîne dans les méandres d’une arnaque sentimentale à 200 000 euros, orchestrée par des brouteurs ivoiriens. Attablé au café sur l’Île de la Cité à Paris, en face du Palais de Justice, Alexandre Kauffmann nous raconte les dessous de cette affaire captivante.
Le rendez-vous est fixé un jeudi 11 heures au Café des Deux Palais, face au Palais de Justice. Alexandre Kauffmann les connaît bien – le Palais et le Café. Le Palais, car c’est là qu’il vient fureter pour « éprouver sa liberté » mais surtout pour débusquer les futures affaires sur lesquelles il va avoir envie d’enquêter. Le café, parce que c’est là qu’un mystérieux Charles Leroux, millionnaire ayant fait fortune dans le numérique, l’a recardé le 31 décembre 2023 pour lui parler d’une affaire peu banale.
Fils du journaliste et écrivain Jean-Paul Kauffmann, Alexandre Kauffmann, 50 ans, a grandi à Paris. Passé par GÉO et la Revue XXI, il s’est imposé dans la « narrative non-fiction » avec des enquêtes marquantes, souvent adaptées à la télévision ou au cinéma. Sa Mythomane du Bataclan (éd. Goutte d’Or, 2021) est ainsi devenue une série (Uneamiedévouée) avec Laure Calamy diffusée en 2024 sur HBO Max. Son dernier livre, Un homme dangereux, consacré aux unités psychiatriques pour patients difficiles, est en cours d’adaptation au cinéma.
Avec La Captive (éd. Goutte d’Or), Alexandre Kauffmann prolonge son enquête sur les arnaques sentimentales « à l’ivoirienne », entamée dans Le Monde en 2023. L’un de ses articles marquants racontait l’histoire de Rose, 54 ans, persuadée d’épouser David Hallyday alors qu’elle dialoguait en réalité avec un brouteur d’Abidjan, capitale incontestée des arnaques au cœur. Qu’est-ce qui a poussé Alexandre Kauffmann à raconter l’histoire de Murielle Sorbier, veuve de 57 ans ruinée par un faux « Charles Leroux » rencontré sur Meetic ? Et comment expliquer ce phénomène de déni dont les victimes de ces arnaques, malgré les preuves criantes, refusent de sortir ?

Lisa Delile : Pourquoi Charles Leroux vous a-t-il donné rendez-vous ici, au Café des Deux Palais, en décembre 2023 ?
Alexandre Kauffmann : Charles Leroux prend contact avec moi après la publication de ma série d’articles pour Le Monde sur les arnaques sentimentales, pour laquelle je m’étais rendu en Côte d’Ivoire afin d’y interroger les brouteurs. Là, il me dit : « Il manque un angle à votre reportage, celui des gens qui se sont faits voler leur image pour servir d’appâts. » Il était alors en lutte contre les GAFAM (et notamment META, ndlr.). En fait, il incarnait un autre type de victime que je n’avais pas eu l’occasion d’aborder dans mon enquête.
L.D : Ce Charles Leroux a vu sa vie lui échapper à cause des brouteurs, qui ont extorqué des millions d’euros à des centaines de femmes à travers le monde grâce à ses photos…
A.K : Oui. C’était quelqu’un qui assumait le fait d’avoir une belle vie et qui aimait le faire savoir sur les réseaux sociaux. Il était narcissique et assumait. Il se mettait volontiers en scène sur son yacht, à bord de sa Porsche, ou dans sa belle maison. Au début, lorsqu’il voyait son image récupérée sur des publicités douteuses, ça le flattait. Tout a basculé le jour où une des victimes est venu le trouver sur son yacht : Murielle Sorbier. Il a déposé une main courante. Puis un de ses amis l’a contacté pour lui demander si c’était bien lui qui draguait sa mère sur internet. De nombreuses lettres de femmes lui parvenaient à son hôtel de Courchevel des quatre coins du monde, en Argentine, en Allemagne… Là, ça ne l’a plus du tout fait rire. Au total, il y a eu des centaines de victimes, des millions ont été escroqués. À la fin du rendez-vous, quand je lui ai demandé le contact de cette Murielle Sorbier, il m’a répondu : « Ouh la, elle est complètement folle, bonne chance ! » À partir de là, je me suis dit qu’il y avait un truc à faire.
L.D : Dans ce genre d’affaires, le public est souvent prompt à se moquer des femmes victimes, comme on l’a vu pour la fameuse Anne et son faux Brad Pitt. Or, votre récit montre à quel point tout le monde est ridicule, les deux co-victimes mais aussi le brouteur lui-même, la police…
A.K : Quand j’étais sur l’enquête et que j’en parlais autour de moi, les gens me disaient : cette femme, Murielle Sorbier, elle est complètement tarée ! Or pas du tout. Les victimes, des femmes de plus de 50 ans à plus de 80%, sont en général insérées, intelligentes, elles bossent. Évidemment, elles ont des failles et sont dans une forme de solitude mais sinon elles ne sont pas du tout folles, juste vulnérables. Quand j’ai pris contact avec Murielle, elle m’a dit : « C’est Charles Leroux qui vous a donné mon numéro ? Attention, il va vous manipuler, il va vous mener par le zizi ! » Je lui ai alors répondu : « Pourquoi ? Parce que des brouteurs lui ont volé son image ? » Elle m’a fait : « Il y a des brouteurs qui lui ont volé son image mais moi, celui qui m’a volé mes 200 000 euros, c’est bien le vrai Charles Leroux ! » Rien ne pouvait la faire sortir de son déni.
L.D : Face à l’emprise, les familles sont très démunies et ne savent pas comment agir.
A.K : Le problème est que les victimes se retournent souvent contre leur propre famille, c’est-à-dire contre ceux qui essayent de les protéger. Ils se fâchent, c’est parfois sinistre, quand les enfants sont plus préoccupés par la dilapidation de leur héritage qu’autre chose. Il existe un site web (THESEE, ndlr.) pour dénoncer ces arnaques, mais la démarche est fastidieuse mais la démarche et en général, les victimes ne vont pas jusqu’au bout de la démarche. Et lorsqu’elles se présentent à la police, comme ce fut le cas pour Murielle, les flics les traitent de débiles. Souvent, ça se termine par une mis...