Après la Semaine de la critique en 2019 puis Un certain regard en 2021, Hafsia Herzi revient cette année en Sélection officielle du Festival de Cannes pour s’emparer du roman de Fatima Daas. Du monologue autofictionnel fort et touchant écrit par une Française d’origine maghrébine, banlieusarde, lesbienne et musulmane pratiquante, la réalisatrice fait de l’or à l’écran. Doublement primé en mai dernier, son petit bijou né d’une autre plume irradie de beauté.


Filmer l’enfermement mental d’une adolescente qui trouve refuge dans le silence et la prière aurait pu tenir de la facilité. Mais la cinéaste réussit le brillant pari de l’adaptation et décroche la Queer Palm ainsi que le prix d’interprétation féminine pour son actrice. Interprétée avec justesse par Nadia Melliti, Fatima est une jeune fille en fleur à l’éclosion ralentie, dont le tableau devient, à force de désirs étouffés, un autre Portrait de la jeune fille en feu que celui de Céline Sciamma. Bonne élève, fille discrète et en retrait, issue d’un milieu prolétaire et musulman, elle ne sourcille pas, ne fait pas de vagues et subit le gaslighting sexiste et rétrograde de son petit ami qu’elle n’aime pas.
Mais lorsqu’un camarade de classe la traite de lesbienne, la Petite Dernière, aux allures de première de la classe, implose. La cour de récréation, où fusent les amalgames homophobes et masculinistes, n’a rien d’un divertissement et devient alors le catalyseur d’un récit initiatique : celui d’une jeune femme perdue dans les abysses de son identité.
Madeleines de Proust nappées de chocolat, comme celles qui trônent au milieu de la cuisine familiale, la cinéaste zoome donc sur cette période charnière qui fracture, fragmente et façonne, tout en restant à la bonne distance culturelle et sociale, dont elle partage les fondations. Resserré sur l’intériorité de la jeune femme, un plan marque une scission, la fin d’années d’errance. Dans une salle de bain bleu céruléen, Fatima laisse s’échapper quelques larmes de sel qui se mêlent à l’eau enveloppante et salvatrice, comme si elle quittait peu à peu cette confusion, cet immobilisme qui l’empêchait de vivre.
Face à elle-même, enfermée dans un cadre étroit en gros plan, le visage impressionnant de retenue expressive, Fatima reste certes hors de la zone de netteté, mais sort de sa zone d’inconfort. Le chemin d’éveil commence, et tout ce qui était refoulé jaillit.

“Sans voyeurisme aucun tant son cinéma est au contraire de l’impudeur, Hafsia Herzi a le bon goût de ne jamais se complaire dans les scènes d’intimité mais d’en révéler toute l’ampleur.”

Apprendre à (s’)aimer

D’abord timidement, les yeux fuyants mais à l’écoute d’un étonnant cours d’éducation sexuelle à bord d’une voiture dans une rue coupe-gorge, Fatima se révèle. Bouffer le cul, cunni à langue molle, ciseaux… Tout un vocabulaire saphique – mimé de gestes explicites – lui est inculqué par son match Tinder, qui lui assène un « À un moment, faut vivre, non ? » pour la secouer gentiment.
Puis après le cru vient le doux, et la rencontre avec Ji-Na (Park Ji-Min) change tout. À l’hôpital, un cours pour apprendre à gérer les crises d’asthme esquisse les contours d’un rendez-vous inattendu, qui balaie tout sur son passage, en un éclair, un souffle, un fragment de vie. Les regards des deux jeunes femmes ne se lâchent plus ; les coins des yeux se plissent de sourires amoureux, et l’on sent autant les papillons dans le ventre que les débitmètres du cœur monter lentement.
Les conseils du médecin un brin loufoque se font alors abyme et résonance : souffler très, très vite et très, très fort pour aimer très, très vite et très, très fort. Comme ce que la caméra suggère, la vie devient manège à émotions : tout va vite, tout s’enchaîne, jusqu’à arriver brutalement au terminus.
Relation trop insensée, trop démesurée : Ji-Na lui flanque un « Il faut que tu t’en ailles » qui dit « Il faut que tu te rencontre...