Dans le cadre de la 7e édition du Festival Les Singulier·es, le rendez-vous du Centquatre-Paris qui décloisonne les frontières disciplinaires et interroge la création artistique contemporaine, on peut découvrir le travail de la compagnie 14:20 (créée par Clément Debailleul, Valentine Losseau et Raphaël Navarro), associée au Centquatre-Paris. Ce collectif de magicien·nes recrée ici son surprenant spectacle La Veilleuse, un « cabaret holographique » sans comédien·nes, qui interroge habilement la nécessité de la présence dans le spectacle « vivant ».
Convoquer les fantômes
Ce sont bien des fantômes qui se présentent à nous au cours de cet étrange cabaret.
Une fois installé·es sur les gradins, lorsque nos yeux commencent à s’habituer à l’obscurité, nous distinguons sur la scène une petite chaise en bois, qui a pour seule partenaire une veilleuse allumée. Aussi appelée « servante », cette lampe sur pied est le phare dans la nuit des théâtres vides : elle est celle qui reste allumée même lorsque la représentation est terminée. Sa présence a déjà une valeur magique puisque cette veilleuse (« Ghost Lamp » en anglais) est censée convoquer la nuit les fantômes, pour ne pas perturber les représentations des vivants le lendemain. Ce sont bien des fantômes qui se présentent à nous au cours de cet étrange cabaret : se succèdent des spectres d’artistes en hologrammes, que l’on voit mais qui n’existent pas, et qui prennent possession d’une scène sur laquelle ils ne vivent pas dans le présent.
Valentine Losseau et Raphaël Navarro, qui ont coécrit et mis en scène (et en magie) le spectacle, ont fait appel à différent·es artistes pour présenter des numéros captés en vidéo puis retransmis devant nous : on retrouve le magicien Yann Frisch, les chanteuses Yaël Naïm et Lou Doillon, le comédien Yoshi Oïda, la danseuse Kaori Ito, la cheffe d’orchestre Laurence Equilbey… Ils et elles y présentent un bout d’elleux-mêmes, le don d’un moment de quelques minutes en leur « présence-absence », qui parvient étrangement à créer un lien vers notre émotion. On rit des tours de magie malicieux de Yann Frisch, on s’émeut des harmonies de voix des chanteuses du groupe Birds on a wire (Dom la Nena et Rosemary Stanley), on frémit en écoutant le récit du terrible conte japonais de Yoshi Oïda… Il y a quelque chose qui se transmet, indéniablement, par le truchement de ces corps holographiques qui rappellent pourtant leur absence.
Présences augmentées
On se retrouve face à une réalité augmentée, qui déconstruit les intuitions et ne se dévoile que lorsqu’elle disparaît.
Quelque chose manque et l’on ne peut pas le nier, c’est le vivant. Pourtant, la magie nouvelle vient ici apporter une autre réponse à ce manque que l’on pense impossible à combler. Cette pratique, héritée des arts du cirque et notamment du jonglage, naît dans les années 2000, à l’initiative de la compagnie 14:20 qui décrit la magie nouvelle comme un « nouveau langage », qui s’intéresse au « déséquilibre des sens et au détournement du réel ». L’écriture de ce langage cohabite avec une écriture de la lumière, de la vidéo, du son et de tous les autres éléments scéniques qui permettent de réinventer aujourd’hui le rapport des spectateur·rices à leur perception. Dans La Veilleuse, on se retrouve face à une réalité augmentée, qui déconstruit les intuitions et ne se dévoile que lorsqu’elle disparaît.
Les corps disparaissent mais la générosité reste.
La conception holographique de ces numéros permet de proposer des alternatives à la perception « uniforme » des présences : des dédoublements, des empreintes de corps, des positions physiques impossibles, des ralentis… Le déplacement de notre regard quant à ces présences s’accompagne d’un trouble esthétique : qu’est-ce qui se présente véritablement devant nos yeux ? Un spectacle vivant sans acteur·rices ? Une projection vidéo animée d’une forme de vie inédite ? Peut-être plus qu’une déstructuration formelle, le projet La Veilleuse envisage un démantèlement des repères temporels : les artistes de ce cabaret ont existé, ils et elles ont vécu et produit quelque chose pour nous, en amont du temps réel de la représentation. Les corps disparaissent mais la générosité reste. La compagnie 14:20 réinvente sans nul doute une expérience de spectateur·rice avec cet objet hybride, dans lequel on se plonge avec inquiétude et curiosité.
Cabaret de la mélancolie
On ressent deux fois plus fort pour compenser l’absence.
Le choix de l’appellation « cabaret » se comprend dans la construction fragmentaire du spectacle, composé de numéros qui se succèdent (et même un numéro « rappel »). Pourtant, ce cabaret n’a rien des définitions qu’on lui connaît : le silence règne, l’obscurité impose son atmosphère, les numéros se substituent les uns aux autres sans avoir été introduits ni vraiment clôturés… C’est un cabaret de fantômes, un espace en marge où même les espiègleries laissent une empreinte de mélancolie. On s’y love en même temps pour se rassurer : on ressent deux fois plus fort pour compenser l’absence.
Cette question de la présence, chère au travail de la magie, a résonné particulièrement en temps de pandémie, comme le rappelle Raphaël Navarro à la fin du spectacle. La Veilleuse s’est construite pendant le « moment suspendu » qu’a été le premier confinement. C’est cette mélancolie-là qui se rappelle à nous : on se souvient soudain du manque, de l’absence de l’art vivant, et du label « non-essentiel » imposé aux corps d’artistes. Raphaël Navarro rappelle que la « présence » dans l’art vivant se questionne également sous un angle écologique (l’absence d’artistes diminue drastiquement le bilan carbone d’un spectacle en tournée) et social (une présence holographique permet à ces artistes de toucher des droits sans mobilisation physique). Dans le cadre de La Veilleuse, la compagnie 14:20 a fait appel à différent·es artistes que l’on pourrait considérer comme des « têtes d’affiches », mais on peut également découvrir une version “100% normande” du spectacle, qui met en lumière des artistes régionaux. Parler de la présence dans le spectacle vivant, c’est aussi rappeler celle des artistes que l’on connaît moins, et qui tentent d’exister dans le brouillard de la création contemporaine.
La compagnie 14:20 propose, avec La Veilleuse, une expérience inédite d’une grande beauté, qui retraverse longtemps le souvenir. Les fantômes d’artistes y parlent, dansent, chantent et jouent de la musique et réussissent, malgré leur absence, à nous plonger dans l’émotion. La magie nouvelle s’y dévoile avec finesse et technicité, pour troubler la perception et éclairer autrement les arts vivants, afin que ceux-ci ne s’éteignent plus jamais.
- La Veilleuse, cabaret holographique, écriture, magie et mise en scène de Valentine Losseau et Raphaël Navarro – Cie 14:20, jusqu’au 11 février 2023 au Centquatre-Paris, dans le cadre du Festival Les Singulier·es