Avec L’angélus des ogres, ouvrage présenté comme la suite du livre Monstrueuse féérie, Laurent Pépin confirme son talent pour la fable inquiétante. Il nous offre un voyage dans un univers où il nous est impossible de savoir si c’est la folie qui prend l’habit du conte ou le conte qui s’habille de l’apparence de la folie.
À la fin de Monstrueuse Féérie, Laurent Pépin avait laissé son narrateur, psychologue clinicien, se faire interner dans l’établissement où il exerçait. Dans l’Angélus des ogres, deuxième opus de la trilogie annoncée, il appartient désormais à la foule singulière des patients des hôpitaux psychiatriques. Témoin et compagnon, il partage le « poids du Verbe » de « ces individus qui ont dû décider, en urgence, d’un truc inaugural afin de pouvoir se tenir debout devant les vivants »(p.23 Monstrueuse féérie). On se croirait face au « voyant » de Rimbaud, quand soudain le « bois se trouve violon » : un récit grouillant de monstres, de créatures étranges et de phénomènes inquiétants, mais où le littéral se confond au symbolique et où le fait se confond à son interprétation, voire tient sans doute de l’hallucination.
Une parole double
Car c’est là où réside toute l’ambiguïté de l’œuvre de Laurent Pépin. Dans ce conte à la première personne du singulier, la parole se présente brouillée parce que le réel n’est pas absent, mais rayonne sans jamais nous être révélé. En ce sens, il n’y a pas de poésie. Il n’y a pas d’analogie entre deux objets. Il n’y a pas de rapprochement de l’abstrait vers le concret. Il y a de la féerie, ce qui est tout autre chose. Une féérie née de la subjectivité d’un individu qui tente de donner du sens au monde et dont on adopte le regard. Nous voilà jetés entre Cronenberg et Boris Vian. Parfois l’écart avec la vraisemblance tient en un pas de côté. Parfois le mythe y est plus sensible.
Seule vérité constante de l’œuvre : la littérature se dresse là dans ce brouillard des genres, jusque dans les questions que pose la parole du narrateur. Cet univers constitue-t-il le récit fictionnel d’un personnage malade ou doit-il se lire comme le témoignage d’un monde fantastique caché dans notre monde ordinaire et dont on nous révélerait la simple vision ? Autrement dit, doit-on abandonner toute rationalité pour nous laisser emporter dans un univers surréel, où doit-on, au contraire, essayer de le déchiffrer, en conservant une distance avec le discours présenté ? Ce sont là les deux pôles clairement présents, celui du fantastique et celui du symbolique, qui hantent ce livre. Deux lectures qui vont chacune trouver dans ce récit leur figure : la figure des médecins, qui désignent les propos du narrateur comme délirants, et donc comme une parole à interpréter, voir à corriger et, face à eux, la figure amoureuse de Lucy, laquelle épouse complètement la parole onirique du personnage.
La psychiatrie : une force hostile
La science médicale chez Laurent Pépin ne croit point en la fertilité des fables. Les médecins œuvrent à dépoétiser le monde. Ceux qui prétendent soigner recherchent d’abord en l’homme l’efficience des machines. Il faudrait que l’esprit s’aligne sur les performances des algorithmes. Il s’agit de redresser les malades dans le bon sens de la froide rationalité. De les « purger » de tout « raisonnements pathologiques » (p.25 L’Angélus des ogres). Comment, en effet, tolérer qu’ils se tiennent tordus dans un monde droit ? La médecine travaille alors à bâtir un monde « filtré » de tout monstre et donc de tout merveilleux. Telle est leur définition de la bonne santé :
« C’est terrible, la pensée filtrée… Bien sûr, il ne subsiste intrinsèquement plus d’élément toxique, effrayant, triste ou affolant, après filtration. Parce qu’il n’y a plus rien, tout simplement. Plus d’image ni de parole. Les rêves n’ont plus de pattes ni d’ailes. Ils tombent au sol et s’assèchent. Du coup, les gens ne savent plus pourquoi ils se lèvent, marchent, vont au travail, font ce qu’ils font. Alors ils ne le font plus. Ou ils le font, mais sans habiter leur corps. Et s’ils ne meurent pas de dépression, ils s’effacent tout bonnement et personne ne s’en rend compte parce que personne ne sait qu’ils ont existé. » (p.32 L’Angélus des ogres)
Les patients subissent donc là un double enfermement. Un enfermement physique dans des hôpitaux, qui se redouble d’un enfermement mental en eux-mêmes, jusqu’à la disparition. Cependant la position du médecin dans le récit ne peut se réduire à la fonction purement négative à laquelle l’assigne le protagoniste.
Les patients subissent donc là un double enfermement. Un enfermement physique dans des hôpitaux, qui se redouble d’un enfermement mental en eux-mêmes, jusqu’à la disparition. Cependant la position du médecin dans le récit ne peut se réduire à la fonction purement négative à laquelle l’assigne le protagoniste. Elle apparaît plutôt ambivalente. Car en contredisant le discours du narrateur, elle permet aussi au lecteur de mettre à distance sa parole. Notre part d’incrédulité se fait complice du jugement médical.
Lucy ou la thérapie amoureuse
Face à cette médecine contrariante, presque totalitaire, apparaît la figure de Lucy. Elle est thanatopractrice le jour et ogresse la nuit. Elle recueille chez les morts des traits unaires, « fragments de vie résiduels […] comme un souvenir vivant » (p22 L’Angélus des ogres).
La jeune femme est fascinée par les monstres qui poursuivent le narrateur. Elle tente de les enfermer dans de petits bocaux. Mais sauver celui qu’elle aime revient à se détruire. Plus elle le sauve des monstres, plus elle s’amaigrit. Dans l’Angélus des ogres, l’amour est un voyage de mort. Épouser le merveilleux de l’autre, c’est risquer de s’en trouver dévorer. Un danger qui marque la principale progression de ce tome. Là où, en effet, Monstrueuse féerie était le récit des monstres de l’enfance, l’Angélus des ogres évoque la tentative par le protagoniste d’échapper à ses monstres d’homme adulte. Des créatures qu’il affirme avoir lui-même enfanté. Comme il l’explique au sujet de cette menace inédite « Ça m’embête parce que Lucy m’aime et que si elle les voit, elle va mourir. Avec les monstres précédents, c’était plus facile de m’aimer parce qu’ils parlaient de ce que j’avais vécu. Je n’en étais pas responsable. Ça les rendait moins dangereux, je crois. » (p.62 L’Angélus des ogres)
L’Angélus des Ogres, trouble dans le genre de la féérie
Laurent Pépin nous propose une œuvre à rebours de l’écriture blanche et du simple témoignage auto-fictif. Cependant, on ne peut davantage parler de lyrisme ou de romanesque. C’est un conte, mais un conte à la première personne du singulier. Un conte intérieur où le symbole est doué d’une réalité propre. Un conte qui a si bien épousé les contours d’une subjectivité malade qu’il en vient à nous faire douter de sa nature de conte.
Ou, plus exactement, voilà un récit qui se lit au fond comme le paradoxe du chat de Schrödinger, à la fois mort et vivant. Dans l’univers de l’Angélus des Ogres, tout est vrai et faux, littéral et figuré, et il n’est jamais possible pour le lecteur d’ouvrir la boîte afin de vérifier la réalité de ce qui nous est rapporté.
- L’angelus des ogres, Laurent Pépin, éditions Fables Fertiles,2023