L’évocation injuste, presque absurde ici du film raté de Michael Winterbottom n’a de pertinence par rapport au roman de Laurent Mauvignier, Autour du monde, que par le fait que nous nous situons véritablement, là, au cœur du peuple du monde. Tour d’horizon.
Le Japon à l’heure du tsunami, une croisière sur la Mer du Nord qui reproduit les solitudes sédentaires, une plongée dans les eaux costières des Bahamas, une jeune engagée humanitaire à Tel-Aviv, un ingénieur malaisien à Moscou, un employé d’hôtel philippin qui se questionne sur les touristes occidentaux, etc., etc. Au bout du compte, quatorze histoires qui se suivent, se défieraient presque, où les humains confrontent leurs désirs, leurs attentes, leurs contraintes, leurs oppositions, leurs contradictions, leurs fraternités. Dans Autour du monde, Laurent Mauvignier nous convie à un voyage intimiste au cœur des êtres, situés dans notre monde contemporain fulgurant et dévastateur, injuste et malgré tout régulièrement touché par la grâce : celle des êtres égarés qui, au cours de leurs errances, savent se retrouver, et même, toucher l’absolu.
Dans Autour du monde, Laurent Mauvignier nous convie à un voyage intimiste au cœur des êtres, situés dans notre monde contemporain fulgurant et dévastateur
D’abord, la passion dévorante, qui déferle chez Yukô et Guillermo, ouvre le bal des apparitions d’Autour du monde, dans ce Japon urbain, aussi éloigné de ses paysages traditionnelles et de ses modes de vie anciens que nous le sommes lorsque, quittant Paris, nous nous retrouverions dans le grenier d’une maison de campagne inchangée depuis son premier aménagement… La vie de Yukô et de Guillermo est celle des bars alternatifs, obscures enceintes fracassantes de pulsions qui se déversent à fleur de peau, où la temporalité du monde extérieur n’a aucunement droit de cité, et à juste titre, en pure contestation avec le monde tel qu’il va, après la frénésie nocturne vient le retour chez soi au petit matin où l’on fait sauvagement l’amour avant de s’endormir. Alors que, pendant ce temps, déjà près des côtes de Tokyo, gronde la menace du tsunami grandissant… Ensuite, sur les eaux, la croisière Odysse A transporte en Mer du Nord son lot de consommateurs balnéaires, qui ne parviennent pas à s’extraire de leurs propres faiblesses : Frantz, chef-comptable, se saoule au bar en regardant les petites minettes bourgeoises se déhancher sur la piste de danse, rencontre cette femme, Vera, mariée à un mari vulgaire, et également accompagnée de son père malade… La structure topographique de cette séquence renvoie avec sagacité à ce qu’a pu mettre en œuvre Godard dans Film Socialisme : les mêmes déroutes, les mêmes exaltations, de ces êtres, qui se croisent sans jamais se reconnaître les uns les autres, mais qui, in fine, portent, en chacun d’eux, le produit de leurs rencontres successives.
Et puis, il en est ainsi aux quatre coins du monde, auquel Laurent Mauvignier nous invite à redécouvrir à la fois la violence et la beauté, des paysages post-modernes de Dubaï aux safaris d’Afrique, en passant par les ruelles éternelles de Rome… Plongée dans l’immensité extérieure du réel auxquelles ces pages pourraient analogiquement en reproduire le mouvement-virtuose :
« Alors Taha replonge et les voit qui s’enfonce au-dessous de lui et glissent, comme propulsés par un simple mouvement de queue, se tournant sur le côté, comme dansant, ondulant, vibrant, amples et vastes et pourtant tranquilles et rapides, pivotant sur un seul axe. Ils sont déjà en-dessous de lui et multipliés encore par l’ombre de leurs corps, l’ombre qui multiplie la profusion rapide, une ombre colorée ondulant des mêmes mouvements sous leurs mouvements à eux et déjà, eux, dans le silence de l’eau – leur vitesse et leur force les ont propulsés si loin et si vite qu’ils ont glissé et filé, leur ombre a disparu avec eux et il ne reste que le remuement gris et le sable soulevé et la danse rosée, fragile, évanescente, des filaments d’algues – Taha voudrait les suivre et nager avec eux, se sentir comme porté par eux et l’évidence de leur puissance, et que dure un peu cette magie, cette beauté, alors il essaie de suivre le dauphin qui est un peu en retrait des autres, car il lui semble que peut-être, oui, c’est ça, il se dit que c’est possible, il lui semble que le dauphin voudrait l’attendre et alors en se propulsant derrière lui et en tendant le plus possible ses bras et ses jambes Taha produit la nage la plus rapide et la plus puissante de sa vie. Un instant il croit qu’il va le rattraper et nager avec lui et peut-être, oui, il le croit, l’imagine – peut-être qu’il va pouvoir le toucher. Mais non. Le dauphin disparaît. Taha sent que l’eau l’aspire doucement et qu’il s’enfonce en elle, mais ce n’est pas la peur qui le gagne, c’est une sorte de joie dont il est submergé alors que, bientôt, le dernier dauphin est trop loin, il a rejoint la nuée grise et noire dans les profondeurs, sous le silence argenté de l’eau. »
- Autour du monde, Laurent Mauvignier, Editions de Minuit, septembre 2014.