Avec Le bruit court que nous ne sommes plus en direct, le collectif l‘Avantage du doute pose une fois de plus ses valises au théâtre de la Bastille en ce mois de janvier, pour nous proposer une création originale et critique sur la place des médias dans notre société.
On entre dans le théâtre de la Bastille sans savoir vraiment à quoi s’attendre de la part des cinq énergumènes qui nous attendent sur la scène au début de la représentation, tous en jean et gros pull, un gobelet de thé à la main. Sont-ils des techniciens pour cette nouvelle forme bizarre que l’on nous promet ? Car c’est ainsi qu’on nous vend le spectacle : venez assister en direct au JT d’Ethique-TV, nouvelle chaîne engagée de contre-information… Mais ce n’est pas si simple. Et tout en nous interpellant directement comme pour introduire leur propos, ils basculent doucement mais sûrement dans le théâtre…
Poser des questions
Nos repères de spectateur sont ainsi brouillés dès le début : que sommes-nous réellement en train de voir ? Les acteurs nous disent qu’ils vont nous faire assister à leur conférence de rédaction, avant de tourner sous nos yeux le JT du soir d’Ethique-TV, retransmis en direct sur internet. Il y a même un compteur qui nous permettrait d’évaluer combien de personnes (de « voyants », disent-ils, en admirateurs de Rimbaud) sont effectivement en train de regarder le JT. Les acteurs s’appellent par leurs vrais noms, on a presque l’impression d’assister à la réunion du collectif lors de la création de la pièce, avec ses prises de bec, récriminations que l’on sent venues de loin, discussions point par point de chaque décision, engagement, but, message de la chaîne. Les questions principales sont soulevées comme sans le faire exprès : faire une TV pour les gens, qui ne les prenne pas pour des idiots, ne pas céder au commercial, au mainstream, à la facilité, parler de notre société en évitant les clichés et les raccourcis, souligner les manipulations.
Les questions principales sont soulevées comme sans le faire exprès
Elles surgissent au cours de la discussion, parfois de façon un peu maladroite, mais comme l’on discuterait à bâtons rompus justement, en ne négligeant pas d’appuyer aussi sur des clichés rebattus. Personne ici n’a tort, ni les éternels râleurs, ni les puristes, ni ceux qui aimeraient bien être moins absolus, ni même la jeune Gloria qui rejoint par la suite notre bande d’engagés ; pourtant incarnation parfaite et insupportable de la jeune femme d’affaires convaincue d’être dans son bon droit au sortir de son école de commerce, à la pointe du marketing, de la communication, de l’analyse des tendances, Gloria pose aussi de véritables questions – qui nous écoutera si nous ne parlons que de philosophes inconnus, qui nous regardera si on ne met pas un coup de gloss à notre image, comment pourra-t-on vivre encore longtemps sans salaire et sans audimat, comment conquérir les gens sans céder un peu à la facilité et abdiquer quelques-unes de ses idées pourtant si précieuses ?
Ce qui touche principalement dans le travail de ce collectif, c’est ainsi sa manière de poser toutes ces questions importantes, sans en tirer une leçon définitive : le dialogue reste ouvert avec nous, « voyants » du spectacle, pour continuer la lutte de ces intellectuels gauchisants anti-système…puisque ce que raconte la pièce est en réalité l’histoire d’un échec – et nous aurions peut-être aimé ne pas en rester là.
Les petits et les grands moyens
Nos cinq rêveurs semblent pourtant tenir leur promesse, et le JT a bien lieu – en direct ou pas, cela reste à prouver. Mais qu’importe ? Toujours en jean et gros pull, à cause du manque de chauffage. L’ambiguïté demeure : la taille du rétro-projecteur nous fait soupçonner une antiquité douteuse, et pourtant il fonctionne – mais pour projeter son image sur un vague drap tendu en guise d’écran, déchiré par endroits ; quant aux images que Simon récolte pour chaque JT, elles sont conservées sur un étendoir à linge en hauteur, afin d’éviter le passage des souris… Et le théâtre de la Bastille lui-même ressemble bien trop au garage d’occasion où ils nous disent avoir monté ce studio de fortune. Les frontières sont brouillées, tout en mettant franchement le doigt sur l’artifice : changement de costume et de décor à vue, ellipses annoncées de façon extra-diégétique en s’adressant directement au public, qui nous laissent un goût de coulisses et d’arrière-salle où réside, à mon sens, l’intérêt du spectacle.
Car ce que nous montre la pièce, c’est bien l’échec de la TV comme moyen de chercher une autre forme de communication, de proposer un contenu alternatif sans se laisser prendre par la machine commerciale du buzz et de la démagogie ; on voit ici le cheminement de cet échec, depuis l’idéal d’un collectif engagé jusqu’à sa corruption via les nécessités de la grande machine télévisuelle, et cet échec est montré de manière théâtrale. Sans réduire l’opposition du théâtre et de la télévision à une dichotomie simpliste de petits et de grands moyens (petits moyens authentiques, grands moyens qui lissent et uniformisent le propos), le choix de la forme théâtrale permet cependant de nous donner à voir de l’intérieur un petit univers construit de bouts de ficelle, un peu brinquebalant mais humain et véritable, là où l’on montre « patte noire » comme disent les personnages, au lieu de montrer patte blanche dans le meilleur des mondes possibles, en sourire Freedent et maquillage impeccable sous les projecteurs du plateau télévisé. Et l’on voit ainsi comment ce qui était un collectif d’acteurs réunis sous la même bannière, avec leur singularité propre et leurs coups de gueule, se font petit à petit dévorer par le discours télévisuel, les attitudes fausses, le besoin de plaire, et comment chacun en vient à devenir un petit cliché ambulant – « la râleuse », « le complotiste », « la bonne copine »…sous prétexte que les gens aiment ça. C’est par la mise en abyme de ce projet raté que le collectif fait à mon sens œuvre de théâtre et pour le théâtre ; mais la solution proprement théâtrale reste suspendue, et outre la magnifique libération finale, nous restons dans l’inquiétude d’un problème peut-être insoluble, puisque même nos jeunes idéalistes s’y sont laissé prendre.
Le pouvoir des images
Le dilemme, pour parler comme le personnage de Mélanie, reste entier, à la fois pour le collectif, pour des projets comme Ethique-TV et pour nous : en effet, comment toucher les gens autrement que par un moyen de communication à grande échelle comme la télévision, tout en critiquant ses fondements mêmes ? Les personnages le disent eux-mêmes : ils ne regardent pas la TV, pour échapper au flot des images qui nous angoissent et dont ils deviennent ensuite eux-mêmes des représentants, inévitablement. Ainsi le personnage de Claire, lors du premier JT, réclame d’un coup un moment de « pause », un petit lac de silence dans tout ce déluge d’informations.
Le personnage de Claire, lors du premier JT, réclame d’un coup un moment de « pause », un petit lac de silence dans tout ce déluge d’informations.
Et ce qui devient alors un concept à décliner en produits dérivés de chez Darty pour l’ambitieuse Gloria est en réalité ce qui se produit pendant le spectacle, à quelques rares et précieux moments ; alors que la confrontation parfois artificielle des différents discours pourrait nous agacer, ainsi que leur côté inévitablement didactique et la tentation énervante de réduire la pièce à un combat manichéen entre les « bons intellectuels » et la « mauvaise Gloria », la pièce ménage quelques petits instants où le collectif s’éclate en singularités : Simon, le vieux soixante-huitard, raconte ses voyages chez les Indiens d’Amérique, en avant-scène, de façon très simple ; et Mélanie, dans une arrière-scène entre caverne et cabane d’enfants, fait revivre pour nous des images emblématiques de grotte de Lascaux ou de film muet. Ces instants sont très difficiles à décrire, mais justement parce qu’ils échappent à la logique globale et à toute forme de communication grossière, et ils sont demeurés pour moi un mystère précieux, qu’il faut laisser dormir. Au long de la pièce se tisse alors ce réseau d’images qui se font écho – les Indiens de Buffalo Grill avec les récits de Simon, entre autres – et qui dessine pour nous une autre ligne d’émotion plus intime, secrète et silencieuse, au cœur de ce brouhaha qui prend aussi, hélas, les défauts de ce qu’il critique.
- Le bruit court que nous ne sommes plus en direct, par le collectif l’Avantage du doute, au théâtre de la Bastille jusqu’au 29 janvier.