Le Sauvetage, dernier roman de Bruce Bégout, publié aux éditions Fayard, « cet épisode oublié de l’histoire de la pensée traité comme un roman noir et expressionniste » narre les aventures d’un jeune père franciscain en mission « au pays du grand mensonge racial et national ». « L’exofiction c’est prendre en otage un personnage de l’histoire, si possible connu de tous, et lui infliger les sévices du roman » prévient l’auteur sur les réseaux sociaux mais rassurons-nous aucun frère mineur dénommé Herman-Leo Van Breda, « héros infra-ordinaire » (1), ne sera maltraité durant cette expérience d’appropriation d’un fait historique pour la philosophie et d’un cheminement spirituel pour le religieux qui révère le philosophe Edmund Husserl.
La musique du monde de la vie
Écoutons « la musique du monde [de la vie], arrangée par [Bruce Bégout] et cachée au cœur des [phrases] » (*) retentir telle « la voix cristalline (…) de la petite fille » (*) qui apparaît dans un décor d’« étendards noir et rouge » (*) comme une éclosion miraculeuse parmi la germination monstrueuse de « croix noires » (*).Laissons persister en nous la voix incisive/complice/ironique du narrateur/observateur/témoin. Étudions chaque chapitre comme autant de lames posées sous l’oculaire du microscope bégoutien. Trente-huit chapitres qui évoqueraient la célébration de l’année 1938 au cours de laquelle (printemps 1938) mourut le philosophe et logicien Edmund Husserl, fondateur de la phénoménologie. À l’été 1938, le jeune père franciscain Herman-Leo Van Breda est en mission « dans l’Allemagne ensvastikée » (*) pour exfiltrer vers la Belgique, à Louvain, 40 000 pages sténographiées « qui sont cette réflexion incessante, perpétuellement insatisfaite d’elle-même, indéfiniment reprise jour après jour et nuit après nuit »(2). « C’est avant tout en sténographiant qu’il pense et il jette donc continuellement sur papier le résultat de ses cogitations » précise Van Breda (3). « Qui vit encore comme cela ? Une existence entière consacrée à la pensée la plus pure, la plus exigeante, une sorte de sacerdoce laïc de la vérité » (*) insiste Bruce Bégout dans Le Sauvetage.
Dans le Naziland
« Dans le Naziland » (*) où les actes du quotidien sont « une opération de salubrité publique » (*), où l’intolérance à la souillure est une « préfiguration de la mort » (*), survivent des phénomènes observables, comme des graffitis scandaleux qu’il faut impérativement effacer, des sténogrammes illisibles comme autant de bacilles de l’esprit qui propageraient la conscience. Les « maîtres du jour » (4) désigneront l’un des leurs pour traquer le zélateur Van Breda et empêcher la propagation de la pensée juive husserlienne. Nous observerons Bruce Bégout se fasciner sur la banalité du mal en la personne de Hans-Rainer Lehmann, compagnon d’un vieux chien nommé Ull et « membre de la police secrète d’État » (*) ; « gestapiste aguerri » (*) qui ignore la « conscience morale » (*). Un individu peu recommandable grâce auquel l’auteur nous apprendra que « regarder attentivement ce qui sombre, c’est aussi se rendre compte de ce qui advient » (*). Une obsession littéraire bégoutienne, ce regard posé sur les phénomènes, « les allers-retours de la vie » (*). Un personnage malfaisant que l’auteur saura portraiturer avec talent — en nous dévoilant sa nature intime – au point que nous ressentirons souvent durant la lecture la nécessité de prévenir Van Breda — volontaire/angoissé, insouciant du danger — quant à la menace qui pèse sur lui. Avec le frère mineur clairvoyant aucune « accumulation primitive de la noirceur » ; « que faire de mieux quand tout est complètement désorganisé » (5) que de noter les moments vécus durant ses « étonnantes aventures » (6) et ainsi ne pas oublier les étapes de son propre « pèlerinage intime et naturel » (*), les ajustements de son « ambiance interne » (*) pour renoncer à la tentation de ce que Husserl nomme « la grande fatigue » (*) et accomplir sa mission : Sauver les phénomènes sous la protection du Poverello, le saint/pauvre/prédicateur itinérant d’Assise, François.
Il regarde avec autant d’intérêt les vaillants ou les couards lutter contre la fragmentation et rechercher la cohésion.
Se rendre à l’évidence du monde de la vie
Bruce Bégout, praticien de « l’attitude de la contemplation » (*), nous fera découvrir comment Van Breda, « moine promeneur » (*) sur les « dunes errantes » (*) des évènements échappera aux « fanges nauséabondes » (*) du « devenir-hécatombe des idées bestiales » (*). Nous suivrons en direct (grâce aux choix adaptés de langages appropriés) — avec angoisse/gaîté/pénétration – la progression de la haine qui gangrène les esprits parce que « les temps étaient durs et sombres, et bêtes aussi, infiniment bêtes, d’une bêtise insondable » (*) ainsi que la manière risquée d’opérer du prêtre/philosophe pour « ôter des griffes nazies une étincelle de sens dans un cosmos noir, vide et abandonné » (*), sauver l’œuvre posthume husserlienne. Nous suivrons sans nous fatiguer le frère mineur Van Breda qui poursuivra décemment son chemin avec persévérance pour « parvenir à suspendre ce réel médiocre et oppressant en un joli spectacle philosophique » (*). Nous comprendrons en marchant à ses côtés qu’« il faut d’abord savoir acquiescer au monde avant d’entreprendre de le changer » (7).Tel l’enfant concentré — le dédicataire du livre — qui s’amuse, l’auteur semble jouer aux soldats de plomb en éprouvant la persévérance de ses sujets d’observation. Il ne les juge pas mais les découvre avec nous dans l’épreuve. Sachant qu’« on ne peut échapper à la vie ordinaire » (8), il imagine ses personnages se rendre à l’évidence du monde de la vie où s’ancre leur personnalité. Bruce Bégout romancier/phénoménologue nous révèle le « caractère phénoménal » (*) des choses et des êtres : « un exercice qui vise à suspendre tous les préjugés et toutes les idées traditionnelles issues de la philosophie pour essayer de recommencer à voir et à interpréter le monde sous un œil neuf et vierge » (9). Il « ne connaît pas le désespoir subjectif qui ronge intérieurement l’individu et l’isole de ses semblables, il affronte seulement la noirceur du monde » (10). Il regarde avec autant d’intérêt les vaillants ou les couards lutter contre la fragmentation et rechercher la cohésion. Il voit le jeune père franciscain Leo Van Breda découvrir le contre-poison à « la grande orgie de l’abîme » (*) qu’est le présent qui basculera dans la seconde guerre mondiale et le gestapiste Lehmann à « l’orgie de fer et de sang » (*) que fut le passé qui sombra dans la Grande Guerre. L’écrivain pointe sa plume vers deux horizons, celui de l’anticipation et celui de la mémoire (Ricœur ne nous contredirait pas sur ce point). Il nous autorise une « vision périscopique » (11) en ciblant les oscillations des âmes esseulées qui jouent leur rôle dans son théâtre farcesque/réaliste/immanent : celle du « jeune chevalier de la foi et du savoir » (*), le père franciscain Van Breda ; celle du « solitaire endurci » (*), le gestapiste Lehmann ; celle du « fidèle et sagace collaborateur » (12), le transcripteur Fink ; celle de l’énergique et vaillante veuve Husserl ; celle du clairvoyant/moqueur/ironique, le kiosquier Diti ; celle de l’émouvante et déterminée sœur bénédictine Adelgundis ; celle du gâteux/agité/gourmand, le frère pénitent Felke ; celle du prudent Dopp, le professeur thomiste. L’écrivain se met au diapason de leurs âmes, module les tonalités, varie les nuances du langage, trouve le ton juste pour chaque individualité engagée dans cette histoire rocambolesque qui s’inscrit pourtant dans l’ordinaire des jours sombres où la décence des « anxieux sereins » (13) tel le père Van Breda est mise à l’épreuve face à l’indéfendable, l’inacceptable. Le totalitarisme ne laisse plus apparaître le monde de la vie mais le commande. Fumeur de Belga, soigneur de chat, le frère mineur franciscain, « véritable héraut de la Libre Parole » (14), emploiera toutes ses ressources spirituelles et intellectuelles à ce que le sauvetage de l’héritage husserlien ne se transforme pas en naufrage.
Mise en relief
Lorsque Herman Van Breda confiera dans le mince récit (dont s’est inspiré Bruce Bégout) Sauver les phénomènes que « depuis le 16 septembre, jour où j’avais assumé la tâche de sauver les manuscrits, une sourde angoisse ne m’avait plus quitté » (15) ; Bruce Bégout nous dévoilera au fur et à mesure de la lecture de l’épais roman Le Sauvetage les manifestations ou les apparitions de cette angoisse bredaïenne. Pour se faire, il apportera du relief au témoignage initial de Herman Van Breda « un peu suranné de langage » (16) : « À vrai dire l’anarchie et le désordre y étaient encore rois, et pour passer à travers ces territoires, il fallait savoir faire flèche de tout bois. » (17) Ici, nous croquons une amande douce en lisant Herman Van Breda, Sauver les phénomènes. « Il faut se préparer à une époque, pense-t-il avec un éclair de lucidité tout en poussant la porte tambour du cinéma, où le langage ne sera plus employé comme un moyen de communication, mais comme un fouet pour le dressage des foules. » (*) Là, nous croquons une amande amère en lisant Le Sauvetage de Bruce Bégout. Ou encore (jouons au jeu des différences) : « Autour de moi je ne voyais que des visages rongés par le souci et des gens saisis d’effroi devant la menace d’une guerre atroce. » (18) Ici, nous tremblons discrètement et timidement avec Herman Van Breda en lisant Sauver les phénomènes. « Sur les quais, une foule en liesse se presse et s’agite aux sons d’une fanfare locale (notice toxicologique : le fanatisme politique peut entraîner de graves lésions du sens moral). Au milieu, cerise sur la schwarzwälder Torte, une délégation flamboyante de costumes et d’uniformes, accompagnée par un premier rang croquignolesque (comme une gentille photo de classe surannée) de nymphettes blondes en costume traditionnel et décolleté pigeonnant, fait le pied de grue avec le sourire un peu figé de ceux qui poireautent depuis longtemps pour une bonne cause. Oyez, oyez ! Il manquerait plus qu’ils beuglent le Panzerlied. Ça serait le pompon ! Le train continue d’avancer au ralenti au milieu de cette kermesse. Manifestement ce n’est pas celui qui est attendu. Ouf ! Van Breda ne se voyait pas descendre avec ses trois grosses valises sous les hourras et les flonflons. Il ne peut néanmoins réprimer une légère grimace face à toutes ces figures de cire. » (*) Là, nous réprimons un haut-le-cœur en lisant Le Sauvetage de Bruce Bégout. Poursuivons la lecture comparée : « Quand, ce lundi matin, je déposai dans le compartiment occupé par sœur Adelgundis, les trois lourdes valises contenant plus de 40 000 pages d’autographes du maître, l’heure de l’exodus e patria avait sonné pour l’œuvre husserlienne » (19) témoigne sans emphase Herman Van Breda dans son recueil Sauver les phénomènes. Continuons d’apprécier l’œuvre de valorisation bégoutienne dans Le Sauvetage : « Fink lui-même est ému à la pensée que ces sténogrammes privés, qu’il connaît si bien depuis plus de dix ans et dont il a déjà retranscrit des morceaux entiers sans compter sa peine et son temps, vont, pour la première fois de leur existence, quitter Fribourg-en-Brisgau. Une sorte d’exil loin du pays natal, à la recherche d’une nouvelle maison qui saura les accueillir et les protéger. Car si la pensée possède quelque chose d’immatériel, qu’elle circule sans entrave de support en support, virevoltant comme le vent, sans cesse affranchie des contingences corporelles, qu’elle possède un don d’ubiquité en se répandant au même moment dans le monde entier à la rencontre d’autres esprits, elle a néanmoins pour origine une page, un stylo, une main lourde ou légère, inspirée ou laborieuse, qui trace fébrilement sous la dictée d’une nécessité intérieure des phrases qui deviendront ensuite des êtres autonomes et universels. Elle conserve ainsi toujours quelque chose du lieu qui l’a vue naître, une odeur particulière, une condensation de lumières et de sons, un timbre bien à elle, un ancrage dans un sol. » (*) Quel souffle ! N’est-il pas vrai ?
Nous quittons notre état de lecture qui fut comme un état d’hypnose. Nous gardons l’empreinte du souvenir d’un jeune homme résolu à qui « tout lui est imposé et il doit pourtant s’y fondre avec souplesse » (20), Herman-Leo Van Breda. Nous saurons avec lui que « le réel n’est pas continuum, un et tout, mais, aux antipodes, amas de détritus, d’objets sans identité ni souche, de morceaux brisés de choses et d’êtres, enchevêtrement de tuiles, de tessons, de rognures et d’épaves, comme la récolte d’une plage atlantique après une tempête équinoxiale. » (*) Nous avons cheminé auprès d’un saint homme fumeur de Belga que nous avons accompagné durant son geste accompli : Sauver les phénomènes. Nous avons cru approcher le mystère : « c’est sur la plage de la perceptude, à la fois finie et sans limites, que va se découper la perception discontinue et partielle. » (21) Une question reste en suspens : la perceptude est-elle une forme de la mélancolie ? Écoutons !
Estelle Ogier
(*) Bruce Bégout, Le Sauvetage, Éditions Fayard, 368 pages, 20 €
(1) Bruce Bégout dans la vidéo de présentation des éditions Fayard
(2) Jean Amrouche dans : Des idées et des hommes – Souvenirs sur Edmund Husserl
(3) Herman-Leo Van Breda dans La marche de l’histoire — 1938. Il faut sauver les archives d’Husserl
(4) Herman Van Breda, Sauver les phénomènes, p. 23, Éditions Allia
(5) Ibid., p. 83
(6) Ibid., p. 61
(7)Bruce Bégout, De la décence ordinaire, p. 41, Éditions Allia
(8) Ibid., p. 70
(9) Bruce Bégoutdans La marche de l’histoire — 1938. Il faut sauver les archives d’Husserl
(10)Bruce Bégout, De la décence ordinaire, p. 124, Éditions Allia
(11) « Être un intellectuel de nos jours, si ce mot a encore un sens, c’est savoir se protéger de la surexposition, de la dissolution du sens dans le règne mondial de l’utilité et de la célébrité, mettre une chape de béton au-dessus de soi, choisir les souterrains, les galeries, les caves et regarder le monde à travers un périscope. Ne pas être un drone, fantasmer le survol et le panorama, la vision globale, mais un sous-marin terrestre pour ainsi dire, et faire confiance à sa vision périscopique. » (Statut Facebook Bruce Bégout, 02 octobre 2018)
(12)Herman Van Breda, Sauver les ph énomènes, p. 18, Éditions Allia
(13) Bruce Bégout, De la décence ordinaire, p. 124, Éditions Allia
(14)Herman Van Breda, Sauver les phénomènes, p. 95, Éditions Allia
(15) Ibid., p. 59
(16) TLFi ;« Quand il [Catinat] écrit, il est comme Vauban, un peu suranné de langage (SAINTE-BEUVE, Nouv. lundis, t. 8, 1864, p. 450). »
(17) Herman Van Breda, Sauver les phénomènes, p. 73, Éditions Allia
(18) Ibid, p. 58
(19) Ibid, p. 51
(20) François Roustang, Il suffit d’un geste, Le spirituel du quotidien, p. 134, Éditions Odile Jacob, poches
(21) Ibid, p. 133