Privé d’un titre original autrement intrigant, Et vous, comment vivrez-vous ?, le dernier Miyazaki nous parvient tout enveloppé d’attentes flatteuses, comme le chant du cygne du génie de l’animation. Si le maître n’a en effet rien perdu de ses talents de visionnaire et de la fertilité de son imagination, Le Garçon et le Héron pâtit pourtant d’un certain manque de souffle et nous perd bien souvent.

Une mère qui meurt dans des circonstances tragiques, les affres du monde contemporain et de sa technologie destructrice, le repli vers une demeure traditionnelle dans la campagne japonaise, la magie trouble de la nature, le frisson de l’approche de l’étrange, l’apparition du guide et le voyage initiatique : tous les éléments d’un bon vieux Miyazaki sont là, piochés pêle-mêle dans les trois ou quatre décennies d’activité du créateur. Tout aussi classique est la construction de ce récit, scindé en deux par la traversée du miroir, le passage de l’univers quasi réaliste du héros au monde merveilleux de son parcours spirituel. Les animaux font la transition : la multiplication frénétique des poissons et des crapauds annonce l’imminence du basculement, et dans le monde renversé, les oiseaux sont des personnages, à l’image de ces innombrables soldats perruches qui patrouillent un royaume imaginaire. C’est donc que la magie opère ? Pas forcément.

Errons, héron

Cela commence par une rencontre, ou plutôt une confrontation. Un an après la mort tragique de sa mère au cours de la guerre du Pacifique, le jeune Mahito est envoyé à la campagne dans la villa de son père, fabricant de munitions. Affecté par le deuil, malmené par ses camarades campagnards, le jeune garçon est littéralement harcelé par un bizarre héron qui le pourchasse d’un bout à l’autre du domaine familial. Quel est cet étrange volatile ? Le héron de Miyazaki n’est pas réellement un animal. Créature d’animation, ses membres se déforment à l’image. Ses serres se dilatent, son corps d’oiseau se gonfle et se dégonfle comme une grande baudruche difforme et son grand bec sonore en s’ouvrant révèle des rangées de dents humaines, et la texture boursouflée d’un nez turgescent. Ne parlant que par menaces et injures, acharné à tuer le garçon, ce héron qu’on attendrait sage et mystérieux est en fait profondément obscène. Obscène, surtout, parce que son caractère d’hybride transparaît malgré lui, comme un vêtement qui baille et révèle la chair humaine. Un regard guette au fond de ce bec mal clos, et l’oiseau est autour de l’homme comme un costume trop grand et dont les coutures craquent.

Qu’est-ce donc que cet oiseau malsain ? C’est le deuil, on pourrait croire. Mais rien dans le récit ne l’indique ni ne le suggère. Ce grand animal qui poursuit et pique, qui griffe et lacère, ce ne sera ni l’ami qui fait grandir, ni le guide qui conduit au monde spirituel. Est-ce une manière de montrer la cruauté du deuil, implacable comme une bête féroce ? Ni le silence du jeune héros, ni la rareté des dialogues, ni le mutisme féroce du récit ne permettront d’en décider. Contemplatif si l’on veut, Le Garçon et le Héron est surtout profondément fermé sur lui-même, presque revêche à force de silence et d’immobilité.

Miyazaki Park

Après une bonne heure de ces tentatives de meurtres volatiles, le basculement prévu se produit enfin. Enfin l’autre monde, que tout annonçait et dont les chimères miroitaient jusque dans notre réalité, ouvre ses portes en miroir. C’est le monde des morts, vaste océan mélancolique où s’accomplit la traversée du deuil tant attendue. Hélas, rien de nouveau sous la surface. Une île empesée de cyprès rondouillards figure L’Île des Morts de Böcklin. Une flotte de navires fantômes, baignée des rayons plongeants d’un soleil qui perce les surfaces, reprend sans l’égaler l’imagerie des avions fantômes de Porco Rosso. Des petites créatures mignonnes, tels les esprits de la forêt de Princesse Mononoké, figurent les âmes des humains à naître, et leur envol débouche sur une énième bataille aérienne, devenue passage obligé de tout film de Miyazaki.

Plutôt que dans un film, on passe dans Le Garçon et le Héron un peu comme dans une galerie d’installations.

À ce point d’auto-plagiat, le spectateur commence à cocher les cases. Les petites vieilles sont là, plus grotesques, plus inhumaines que jamais. Une scène de confiture copieusement étalée sur des tartines devra contenter les amateurs de dévoration chères au studio Ghibli. Il y a naturellement une figure de sage souverain, qui rappelle la nécessité de préserver le monde – sauf qu’au message écologique de bien des films précédents s’est étonnamment substitué un discours plus nébuleux sur l’équilibre métaphysique de la réalité, où la nature au fond n’a plus guère de place. Il y a enfin des personnages féminins duplices, à la fois amantes et mères, femmes fragiles et guerrières.

Plutôt que dans un film, on passe dans Le Garçon et le Héron un peu comme dans une galerie d’installations. Certaines touchent : on vibre aux explosions pyrotechniques d’Himi, sorte de Charon tout feu tout flamme sur sa barque solitaire ; on est frappé par les souffrances qu’endure Mahito, au fond du donjon des perruches, pour délivrer sa mère – Miyazaki a toujours excellé dans la figuration du sacrifice et des douleurs physiques. Et quand au détour d’une course-poursuite les personnages débouchent sur le kiosque de Porco Rosso, celui-là même du film, de l’hôtel Adriano, le récit se suspend. On est touché par le charme de la reconnaissance, on aime le film parce qu’il nous en rappelle d’autres. Artifice facile, au fond ; émotion extérieure au film, mais quand même. Les souvenirs de films, ce sont aussi nos souvenirs. Le récit reprend, le défilement se poursuit sur les rails de cette grande attraction qui nous mène sans ménagement de scènes en tableaux, à travers les obsessions graphiques du maître animateur où tout a un air de déjà vu.

La visite se boucle sans qu’on ait été tant chamboulé. Le deuil, plutôt évité qu’évoqué, ne trouve ni figuration, ni résolution, et le héros boucle ses valises dans une scène finale étriquée qui sonne plutôt comme un bâclage que comme l’essor du dernier film de Miyazaki.  

Le Garçon et le Héron, un film de Hayao Miyazaki. En salles le 1er novembre 2023.