Prix du jury cannois, ex-aequo avec Memoria d’Apichatpong Weerasethakul, Le Genou d’Ahed multiplie habilement les fausses pistes et confirme le goût de Nadav Lapid pour la radicalité, formelle comme narrative.
C’est l’histoire d’un film qui ne reste pas fidèle à son titre. Le genou d’Ahed est expulsé dès la dixième minute du film. On l’aura vu en gros plan dans un enchaînement vif et rapide où les genoux, comme les pains, sont multipliés. Tous empruntés à des actrices venues au casting d’un film pour le rôle de la militante palestinienne Ahed Tamimi. On croit commencer avec un film dans le film, un film sur la fabrication d’un film, mais Y., le personnage du réalisateur, s’échappe du film en train de se faire. Il fuit Tel-Aviv, ses actrices férocement déterminées à incarner la jeune et déjà si célèbre résistante, pour traverser le pays et trouver le désert. Et le départ, le vol dans un coucou militaire, brise le film. Là où, dans le Policier, premier long-métrage de Lapid, la cassure avait lieu à la moitié du film, et dans l’Institutrice, premier volet de sa trilogie autobiographique, à quelques vingt minutes de la fin, ici la hache tombe au tout début.Tentatives d’évasion
Cinéaste de la brisure, Lapid signe un nouveau film coupé en deux, où la scission ne marque pas la séparation d’un prologue avec le corps du film, de même que la deuxième partie de l’Institutrice ne formait pas un épilogue. Pas de prologue, pas d’avant ni d’après, mais deux blocs radicalement hétérogènes entre lesquels Lapid assume de rompre les liens habituels de la causalité. Et ce faisant, assumant une nouvelle fois la radicalité d’une telle juxtaposition, il confirme sa pensée de la cassure : ce qui brise la causalité, ce qui rompt entièrement les liens de la consécution, c’est la fuite. Y. rejoue non seulement la fuite géographique de Nira, l’institutrice, avec le jeune poète, mais aussi, et sous une forme plus imagée, la fuite en avant des militants terroristes, objet de la deuxième partie du Policier.
Y. est un cinéaste fugitif dans son propre pays. Comme un soldat échappé d’un front de guerre, il déserte le film en cours pour revenir à l’un de ses films précédents, saisissant le prétexte d’une invitation à parler lors d’une projection. Y. se donne en effet des contraintes pour rompre avec l’existant. D’abord, il accepte la proposition du Ministère de la culture et de sa directrice des bibliothèques, ce qui le conduit à Sapir, petit village perdu dans la blanche et minérale étendue de la Arava. Ensuite, et deuxième prétexte de fuite, il accepte la proposition de son ami journaliste d’enregistrer la parole de la jeune directrice, Yahalom, comme preuve de la haine que le gouvernement israélien porte à l’art, à la liberté de l’art.
Si le film trahit son titre, c’est pour mieux épouser la logique de son personnage
Si le film trahit donc son titre, c’est pour mieux épouser la logique de son personnage, un cinéaste qui, se sentant condamné par l’État et la société, cherche par tous les moyens à s’échapper. Y. creuse le sillon de sa lâcheté, et ce jusqu’à un paroxysme de bassesse où, acculé, il n’a plus d’autre point de fuite que celles des larmes, puériles et avilissantes, qui l’assimilent au petit bambin dont le visage clôture le film projeté à Sapir. Le bloc qui s’ouvre avec l’accueil par la directrice dans une petite maison cernée par le désert laisse entrevoir la possibilité d’une histoire amoureuse. Mais, fidèle à son personnage, le film joue la lâcheté contre l’amour, et met en échec la comédie romantique dont le début s’écrivait dans un registre d’humour vache et de tendresse déconcertante.
La perpétuité de l’inquiétude
Le cinéaste en fuite semble paradoxalement prisonnier de lui-même, pris à son propre piège, comme un personnage de tragédie antique que le destin aurait cloué à son sort. Cette veulerie qui va jusqu’au sabotage est ancrée en lui depuis un temps que le souvenir de l’humiliation vécue pendant son service militaire est tenté de faire remonter au passage à l’âge adulte. Y. se trouve donc aux prises avec son propre corps, ses membres, sa bouche, ses gestes, ses mots, son langage. Il gesticule, s’étire au sol et fait craquer ses articulations, il fait les cent pas dans le désert jusqu’à se laisser tomber par terre, il danse en tournant sur lui-même, il parle comme il gesticule, il abreuve, même il abrutit son interlocutrice, et nous spectateurs par la même occasion, de mots certes beaux et follement indignés.
Dans cette agitation frénétique, ce perpétuel tournoiement sur lui-même, comme un derviche désaxé qui aurait perdu le sens de la mesure, Y. semble incarner les paroles d’une chanson éponyme, de Peter Gabriel : My body is a cage. Lapid reprend une idée de mise en scène essayée dans son film précédent, Synonymes, pour cette fois la radicaliser. Il détoure, enserre, attrape en gros plans des parties du corps bien distinctes. Dans Synonymes, c’étaient les pieds de Yoav qui marchait dans Paris, ici ce sont donc non seulement les genoux des actrices, mais aussi la nuque du cinéaste, ses jambes et ses cuisses, son œil. Que ce soit à la surface de son corps, ou de son champ de vision, le cadre se resserre, précisant ainsi cet emprisonnement auquel il semble irrévocablement condamné.
La caméra offre un miroir ironique à l’hystérie du cinéaste
Et quand la caméra se met à danser avec lui la danse du regard ou la danse du corps, elle redouble, offre un miroir ironique à l’hystérie du cinéaste, et ce faisant le contient pour retarder son explosion. Aussi, les bruits de martèlement, le film qui s’ouvre sur la pluie mitraillant la caméra puis la visière d’une prétendante au rôle, les mains qui, tapant une rythmique délirante, pilonnent les genoux mis à nu, les pieds qui sans cesse heurtent les cailloux de la Arava, tous ces bruits qui battent la cadence, parfois difficilement supportable du film, traduisent la condition de ce personnage acculé par son propre destin, accablé par le destin de son propre pays.
On repense alors à la mélodie que jouait Yoav – alter ego de Y. de quelques vingt ans plus jeune dans Synonymes – quand il tirait à la mitrailleuse. Et l’on se dit que la trajectoire rythmique de cette trilogie hantée par le souvenir de la déchéance militaire est celle d’une accélération, d’un tambour battant toujours plus fort, et plus vite, le tempo de l’obsession de Yoav/Y. Un entêtement, pareil à la forme des films de Lapid, cassé en deux : face aux compromissions de son pays, la frénésie de l’inquiétude, et face à ses propres errements, l’angoisse de la lâcheté.
- Le Genou D’Ahed, un film de Nadav Lapid Avec Avshalom Pollak, Nur Fibak, Yoram Honig, en salles le 15 septembre 2021