Comment mesurer le temps qu’il nous reste avec quelqu’un que nous aimons ? Dans Le temps que nous avons, Catherine Merle se pose cette exacte question, alors qu’une mère et sa fille se retrouvent quelques jours dans une résidence en bord de mer, entre promenades avortées, silences pesants, gestes tendres et phrases qui n’arrivent pas toujours à sortir. L’une observe, l’autre écrit. Autour d’elles, la pluie tombe, inlassable. Le roman avance par petites touches sensibles, suspendant l’émotion dans les détails du quotidien et se définit comme le récit d’une relation tenue à bout de souffle, jusqu’au dernier.

Le temps que nous avons de Catherine Merle est un roman à la première personne, porté par la voix de Julia, qui retrace la vie de sa mère, Maya, au fil d’un récit éclaté. Le texte progresse par fragments : souvenirs diffus, scènes présentes, sensations fugaces, extraits de carnets. Il ne suit pas une chronologie mais un fil affectif, tissé de gestes quotidiens, de regards esquivés, de dialogues suspendus. Le lien mère-fille s’y déploie dans les silences, à travers la mémoire des lieux et des objets. Le roman circule entre maisons de vacances, spas, hôpitaux, chambres, tous traversés par la pluie et la lumière grise de la mer Baltique. L’écriture épouse ainsi les rythmes du corps et s’attache aux moindres variations sensibles, matière de la relation à conserver.
Pluie, mer, lumière : matière du temps
Le roman inscrit l’expérience du séjour en bord de mer dans un temps suspendu, indécis, où la météo devient le miroir discret des états intérieurs. Très tôt, l’impossibilité d’agir sur le climat – « Il pleut encore » – pose les vacances comme une confrontation. Voir la mer malgré la pluie devient un acte volontaire, presque rituel : « On est allées voir la mer. Il pleut encore. » L’eau, le vent, le froid ne parasitent pas l’expérience, ils la composent. Le paysage, n’est pas qu’un décor mais s’impose aussi, et surtout, comme matière affective. La narratrice tente même de se reconnecter au réel par le corps : « Il fallait que je sorte pour sentir l’effleurement du jour. » Le jour effleure, ne pénètre pas, mais suffit à redonner une forme de présence, même fugace. Le motif météorologique glisse ensuite vers une condensation poétique : « C’est toute la pluie de ces derniers jours qu’il y a maintenant dans tes yeux. » La pluie devient trace mémorielle, déposée sur les visages, chargée d’émotion. Le lieu du séjour – cette résidence au bord de la mer Baltique – produit une intensification : tout s’y joue à bas bruit, par micro-variations, dans un climat pleins de silences et de gestes chargés de mots. Le temps, quant à lui, ne se mesure pas en jours, mais en sensations accumulées, en larmes qui tombent du ciel et en mots qui ne se disent pas.
Le temps ne se mesure pas en jours, mais en sensations accumulées, en larmes qui tombent du ciel et en mots qui ne se disent pas.
Poétique tragique du lien mère-fille
Le temps que nous avons pose les fondations d’un récit fondamentalement circulaire : le lien mère-fille n’est jamais assigné à un ordre stable. « Au début, il n’y avait rien », le roman s’installe dans un vide originaire, non religieux, d’où naît la voix narrative et les liens entre mère et fille, presque inexplicables alors. Ce commencement ouvre un espace où la filiation se pense comme une transmission mouvante, corporelle et verbale. La narratrice, se dit issue de sa mère sans séparation réelle entre le « moi » et le « toi » : « Je suis toi, en toi ». Le passage « à peine une virgule » inscrit de fait la naissance dans une syntaxe pauvre, raccourcie, comme si rien finalement ne se tenait entre les deux femmes. Cette virgule deviendra fille, et c’est cette fille qui rendra la mère à sa condition de mère. L’origine de la vie est donc floutée, recomposée car l’identité se forme dans l’autre, et par l’autre, au gré des mots répétés de génération en génération.
L’engendrement est ainsi moins biologique que narratif, le roman s’ouvrant sur une réflexion sur l’histoire familiale qui serait, non pas portée par des faits, mais par des voix qui s’échangent et la capacité pour une fille d’être aussi la mère. La transmission désigne donc une façon de dire, de regarder, de nommer, dans une filiation qui exige de la mémoire, une réécriture. La dernière phrase du passage liminaire – « il est parfois difficile de savoir qui de toi, de moi, est la mère ou la fille » – prolonge ce trouble et interroge les contours du soin : en veillant sur sa mère, Julia n’endosse-t-elle pas, à son tour, une forme de ma...