Daphné, Maxime, François. Il s’agit dans le film de… Daphné, entre Maxime et François ; ou bien était-ce plutôt François, entre Daphné et Maxime ? Là où poindrait un scénario archi-rebattu du cinéma français, des premiers élans du désir à l’adultère bourgeois dans une maison de vacances, Emmanuel Mouret frappe fort, jusqu’à faire voler les habitudes en éclats, rendre caduque une facile affiliation à l’épuisant triangle amoureux. Son film sur un lieu commun déjoue tout lieu commun, en puisant paradoxalement aux racines mêmes du désir : le récit. D’emblée, cette perspective évacue toute prétention à la transparence psychologique. Elle invite à la résignation : du mille-feuille d’existences ainsi entrecroisées, nul jugement ne saurait assigner les strates à de commodes catégories morales.
Les 1001 jours de l’amour
Le désir dans ce film s’amorce bien selon un récit, celui que l’on se fait, ou celui que l’on fait aux autres. L’essentiel au fond est d’avoir une histoire à dire, qui étonne et qui charme. Maxime (Nils Schneider) a retenu les leçons du passé : s’il n’est pas parvenu à envoûter Sandra (Jenna Thiam), peut-être était-ce qu’il lui manquait comme un capital fantasmatique. Lui et Daphné (Camélia Jordana) s’écoutent comme ils s’envoûtent, autour d’histoires dont on ne sait au juste quelle est l’exacte vérité, tant le réalisateur nous apprend à envisager le réel de manière double, comme le duo que forme tout couple. Les versions se suivent ou se ressemblent, mais ne coïncident jamais. Surtout, elles divergent souvent. L’essentiel, comme on nous l’explique de manière peut-être trop explicite, c’est de parvenir à susciter un désir mimétique, selon la formule de René Girard. On désire l’autre (en) tant qu’il est désiré par d’autres. Il importe par conséquent de savoir se rendre et surtout se narrer désirable. Dans cette complexe triangulation, où est la personne même ? Dans ses discours ou dans ses actions ? L’intègre Daphné, dont la rigueur morale en même temps que sensuelle est parfaitement incarnée par Camélia Jordana, s’abîme dans le paradoxe sans que le réalisateur ne nous en donne le mode d’emploi.
Dans Les Choses qu’on dit les choses qu’on fait, la tension monte jusqu’à atteindre un pinacle authentiquement hitchockien, lorsqu’elle aboutit à la relecture du passé par un Vincent Macaigne encore plus ahuri que le James Stewart de Vertigo
Emmanuel Mouret montre une grande fidélité aux fictions des XVIIe et XVIIIe siècles. L’enchâssement d’intrigues jusqu’aux sueurs froides du vertige occupe Manon Lescaut comme La Vie de Marianne, romans précisément centrés sur le hiatus entre ce qui est dit et ce qui est fait, et sur la créance à accorder (ou non) à celui qui conte. L’hommage rendu par le réalisateur aux cristallisations narratives d’avant la Révolution se révèle même encore plus frappant que dans le précédent Mademoiselle de Jonquières, dont l’ancrage dans l’Ancien Régime était si explicite qu’il en devient par contraste moins profondément sensible. Dans Les Choses qu’on dit les choses qu’on fait, la tension monte jusqu’à atteindre un pinacle authentiquement hitchockien, lorsqu’elle aboutit à la relecture du passé par un Vincent Macaigne encore plus ahuri que le James Stewart de Vertigo. Le frisson si bien ménagé et préparé par le scénario colore la comédie de Mouret de la même intensité que le plus beau film d’Hitchcock. Tous deux sont d’ailleurs précisément coupés, dans leur structure même, en deux, selon le gouffre qui sépare l’illusion amoureuse de l’amère vérité.
Vers de triangulaires harmonies
Plutôt qu’un triangle, on fait face à un polygone amoureux comme moral qui se reformule et s’inverse constamment. Il semble que le bonheur s’éprouve surtout au conditionnel passé : comme le regret de ce qui aurait pu ou aurait dû être.
Et pourtant, ce qui demeure, c’est la confiance du spectateur envers les récits qu’on lui donne à voir et entendre. Certes, les personnages sont faillibles. Pourtant, la réalité présentée par Mouret est en exacte adéquation avec l’expérience de la vie. Pas de bons, pas de méchants, mais une série de points de vue formulés par des individus dont le désir principal, au fond, vise à préserver le moi. Le montage rigoureux et clair comme une équation amoureuse exprime en même temps qu’il approfondit leurs choix : on peut circonscrire l’amour au désir, et se brûler successivement les ailes, comme le fait Sandra, dont les faux airs de Béatrice Romand innervent le film d’une remarquable légèreté comique ; ou protéger l’intégrité de son caractère, quitte à se retrancher dans une altière solitude, comme le fait Louise (incarnée par l’irénique Émilie Dequenne). Il est bien difficile de décider de ce qui doit apporter le bonheur tant convoité. D’un déjeuner dans la campagne francilienne, chaque personnage garde le souvenir lumineux d’une communion amicale. Pourtant, ce moment correspond à un concentré d’authentique et mensongère comédie. Plutôt qu’un triangle, on fait face à un polygone amoureux comme moral qui se reformule et s’inverse constamment. Il semble que le bonheur s’éprouve surtout au conditionnel passé : comme le regret de ce qui aurait pu ou aurait dû être.
Et tout finit par des chansons
En somme, du lieu commun, que reste-t-il, dans ce jeu de massacre vis-à-vis de toute facilité ? Rien d’autre qu’un air. « Et tout finit par des chansons » : les choix musicaux d’Emmanuel Mouret reflètent à merveille le couplet de Beaumarchais. S’il mise sur une suite de scies, comme la « Valse de l’adieu » de Chopin ou le célébrissime aria d’Offenbach « Les Oiseaux dans la charmille », c’est sans doute qu’elles servent à dire combien les intrigues présentées tiennent de l’éternelle danse des rencontres et des séparations. Par un jeu de crescendo et de decrescendo sonores, le montage souligne les clichés en même temps qu’il les mine.
Tout comme un simple baiser fait basculer l’existence, parce qu’il force à passer de la frustration du désir à sa mise en action, la suppression d’une virgule donnerait tout son sens au film. Non pas Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait : les deux segments de la formule n’ont pas à se laisser diviser. Au contraire, le dernier film d’Emmanuel Mouret contribue à les brouiller, et refuse, jusqu’au bout, de nous confier leur clef.