Premier roman d’Audrey Jarre, Les négatifs est le récit polyphonique de l’emballement d’une avant-garde artistique constituée d’étudiants désœuvrés, et de l’insidieuse manière dont l’héroïne accepte, peu à peu, de se plier à leurs caprices artistiques sur le chemin de la « photographie réelle ».

Alice est une étudiante et une millennial tout ce qu’il y a de plus ordinaire qui, sensible au mirage de l’expatriation, a choisi d’effectuer, dans le cadre d’une année de césure, un stage dans une institution culturelle française ; stage qui a lieu, comme il se doit, à New York, la ville qui a bercé cette génération, de Friends au Diable s’habille en Prada. Mais, comme souvent, les choses ne se passent pas comme prévu, et elle s’ennuie mortellement. Aussi se jette-t-elle avec d’autant plus de force dans sa relation avec Nathan, un étudiant photographe rencontré sur une application.
Les fleurs du Mal poussent sur l’ennui
Par Nathan, elle fait la connaissance d’un groupe étrange, né parmi les étudiants en photographie de l’université de March (située au nord de l’état de New York), les adeptes de la « photographie réelle ». Mieux encore : elle rencontre Léonore, la « meilleure amie » de Nathan (non sans avantages en nature lorsqu’elle veut « motiver » ce dernier à exaucer l’un de ses souhaits). Cette fille de la bourgeoisie new-yorkaise, après une année infructueuse en école de commerce, a décidé de brûler sa vie à la flamme du concept pour échapper au profond ennui que lui inspirent les milieux affairistes dans lesquels elle a grandi.
Très vite, l’on perçoit combien cette petite avant-garde artistique qu’a constituée Léonore s’origine avant tout dans une fuite contre l’ennui. Décrivant une expérience artistique à laquelle on lui a demandé de se prêter, Alice écrit : « Pour la plupart des gens, ça n’aurait pas ressemblé à autre chose qu’à de la cruauté, mais pour Nathan et Léonore, c’était de l’art. » D’ailleurs, l’un des narrateurs (je reviendrai plus loin sur leur multiplicité) écrit de Léonore : « Tu t’emmerdais, donc tu réfléchissais. »
Les négatifs décrit fort bien comment de jeunes gens désœuvrés, désireux de créer mais isolés dans un campus hors sol où on leur dispense des cours théoriques tout aussi hors sol, vont chercher à dépasser leurs maîtres par des concepts plus radicaux, tout en revendiquant de se rapprocher plus qu’eux du réel. Rejetant les artifices sociaux dans lequel elle a grandi, Léonore décide que l’on n’est jamais autant soi-même que lorsque l’on arrête de se comporter tel que la société l’attend. Mais, de ce postulat subversif si répété qu’il en devient commun, elle tire une mécanique tortionnaire : capturant dans ses filets des jeunes filles qu’elle nomme « muses » qui sont en réalité plutôt des cobayes, elle cherchera à briser leur volonté, à ramener à leur humanité la plus nue (par exemple en les privant de sommeil ou d’hygiène), afin de les forcer à abandonner tout ce qui n’est pas naturel en elles, et de les photographier, pour saisir leur « essence pure ». Alice sera sa muse la plus coopérative, et les sévices, les expériences auxquelles elle se prêtera iront très loin, jusqu’à ce qu’elle n’y mette fin en s’enfuyant – avec la complicité muette d’un des participants.